C’est l’histoire d’un lien entre un artiste et un spectateur. Cette relation interroge les processus de constitution d’un microcosme autour d’un artiste, d’un «entre soi» et du rôle de la critique.
Nous sommes au Festival d’Avignon 2010. Un ami me dit : «Pascal, il te faut voir Yves-Noël Genod à la Condition des Soies. Il présente un spectacle tout en douceur qui te plaira ».
Je lui dis: « Après mon article de 2009, je ne suis pas sûr d’être le bienvenu ».
Une intuition.
Je vais à la Condition des Soies. A 10h, pour Aude Lachaise. Coup de foudre. Je découvre sa danse, son texte et le lieu. J’irais voir Genod à 18h. Entre temps, un mail arrive à 2h du matin, rendu public sur le blog d’Yves-Noël Genod.
« J’ai vu que vous vous étiez inscrit pour voir le spectacle que je propose. Il ne vous plaira pas. C’est un spectacle qui s’adresse à mes amis. Exclusivement. Comme tous mes spectacles. Je réduis mon oeuvre à ça : l’amitié. La dernière fois, à Avignon, vous aviez balancé l’assiette en carton qui contenait la part de tarte qu’Hélèna Villovitch offrait (qu’elle faisait tous les jours). Ici, tous les jours, le spectacle est offert et ouvert par un artiste invité qui offre le champagne dans des verres en verre (d’où ma crainte…) Le spectacle n’est pas subventionné, il est exclusivement un acte d’amitié, il n’y a pas de commande. C’est pour ça, comme nous ne sommes vraiment pas amis, que je suis étonné que vous n’ayez rien de mieux à faire que de venir faire la gueule à 18h. Je ne demande au public que j’invite qu’une chose : la politesse de la bonne humeur. Sinon rester chez soi. Ou aller voir un autre spectacle : y en a mille.»
J’avais aimé sa création pour Actoral en 2008 à Marseille. Pourquoi évoque-t-il l’amitié ? C’est un lien si complexe…« Je réduis mon oeuvre à ça » : mais comment peut-on faire l’apologie de la «réduction » alors que nous avons tant besoin du «complexe» ? Il relie donc le spectacle non subventionné au lien amical. En d’autres termes, il promeut un théâtre «privé», voire intimiste qui lui permet de définir la nature de la relation : «la bonne humeur». C’est une « stratégie » de communication proche d’une injonction publicitaire. Sommation ou intimidation?
Ma réponse à 2h45 du matin :
« Vous avez absolument raison, nous ne sommes pas amis. Mais mes amis sont venus vous voir. Ils ont aimé et il se trouve que j’adore le champagne. Et puis, l’amitié, ça va, ça vient…Je vous suis fidèle : je suis votre travail. Et je fais ce que je veux de mon temps de cerveau disponible. Mais c’est vous qui m’aviez tendu une carte dans la rue. C’est vous….???Vous pouvez m’empêcher de venir. J’attends votre réponse ».
Malgré les injonctions (depuis quand faut-il être de bonne humeur pour aller au spectacle ?), du buzz qui entoure cette pièce (journaux nationaux plus presse locale…rarement vu un tel engouement au Off), le spectateur, fut-il blogueur, vient avec sa liberté de jugement. Mais je subis «aussi» la pression médiatique. J’ai peur : n’y a-t-il pas un risque d’écrire une critique sévère non sur la pièce, mais sur son environnement? Genod le sent-il ? Me protégerait-il?
Sa réponse fait baisser la tension :
« C’est vrai que je distribue ces cartes à grande envergure ! Et j’ai raison de le faire, évidemment. Alors venez, si ça vous dit. (Et excusez mes craintes…). Au plaisir ».
Nous avons donc peur tous les deux.
Je vais à la Condition des Soies. Je prends soin de me mettre au fond, à l’extrême gauche. Je n’ai pas totalement confiance en lui: cet homme qui différencie assez peu sphère publique et privée (voir son blog) pourrait me prendre à partie. Jamais il ne me regarde. Le lendemain, j’écris l’article. Plutôt apaisé.
“Fin d’après-midi, à 18h, il y a Yves-Noël Genod. Il me croit mal intentionné suite à un article où je ne m’étais pas senti invité dans son univers florissant. Mais aucun de mes regards vers un artiste n’est figé dans le marbre. Nous évoluons tous. Ensemble. Tout n’est que désir. Après Aude Lachaise, j’ai envie d’entendre cet acteur.
La piste n’est pas encore à lui. À l’entrée, comme au bon vieux temps des premières parties, il y a Arthur Ribo pour nous offrir une coupe de champagne. Les théâtres seraient bien inspirés d’en faire de même et de réduire la voilure sur la communication sur papier glacé. Il nous invite à faire silence pour s’écouter. Joli moment. La communication est dans cet instant précieux. Il note ensuite dix mots donnés par la vindicte populaire ! Comme à la Société Générale, « avec quatre mots, je vous en donne 4000 ». Et le voilà parti pour une improvisation. C’est un festival. « In » et « Off ». Il jongle, rattrape, se remet à l’ouvrage. Sans filet. C’est gagné, les bulles de champagnes englobent, relient les mots et provoque l’émerveillement.
C’est alors qu’il arrive, livre de Shakespeare à la main (« Venus et Adonis »). Une heure de lecture, dans son «parc intérieur» : on peut s’y coucher, se lever, penser à autre chose, faire des liens improbables. À peine commencé, il évoque David Bowie. Alors qu’un fan lui tendit une rose, il promit au public un jardin pour en offrir une à chacun. Genod est Bowie. Et chacun de nous prendra «sa» rose : Marguerite Duras, Claude Régy,Jorges Luis Borges, le poète Wallace Stevens. Ils s’invitent dans la lecture. Comme des entremet(eurs). Plus que des apartés, ces textes, ces petites anecdotes font danser Genod tandis que Venus et Adonis prennent le temps de se conter. Cette « rocambolesque » histoire d’amour a soudain des allures de chevauchée fantastique, comme au bon vieux temps des feuilletons où l’on pleurait d’avoir raté un épisode ! On rit beaucoup, on fait silence alors que les mots de l’acteur se cognent au mur pour créer l’écho. La profondeur de l’écriture prend alors tout son sens d’autant plus que le français n’est pas la langue de Shakespeare !
Puis, subitement, Genod s’approche. Il nous glisse une confidence personnelle à propos de Marguerite Duras. Peu à peu, son « parc intérieur » est un parterre de roses. For Pina.”
A ce moment précis, la relation s’équilibre : une proposition artistique – un regard de spectateur. Nul besoin d’être « ami » pour trouver son positionnement. Mais c’est sans compter sur un imprévu. Le lendemain de la parution de mon article sur Genod, j’apprend que le chorégraphe Suisse Gilles Jobin s’en prend sur son site (depuis l’article a été supprimé) aux blogs de spectateurs dont il reproche la mauvaise qualité de l’écrit et leur posture non professionnelle ! En reliant l’attaque de Jobin aux mails de Genod, un désir de contrôler la parole est mis en évidence. Là où Genod impose le lien amical (avec coupe de champagne à l’appui), Jobin ne souhaite que des professionnels débarrassés de leurs états d’âme.
« Je veux contrôler la parole ? Comme c’est curieux? Les artistes veulent contrôler la parole ? Comme c’est curieux? Tadeusz Kantor avait fait un spectacle sur ce thème, intitulé : Qu’ils crèvent, les artistes ! Venir voir un spectacle de bonne humeur est une demande inacceptable ? Comme c’est curieux? On n’évolue, je crois bien, pas dans le même monde, Monsieur Bély et ses nounous. Heureusement le mien est vaste, il date de l’antiquité, il dit : un spectacle, ça se fait à deux. Quand je parais devant les spectateurs, je le fais de ma meilleure humeur – pour donner du bonheur. Voilà où j’en suis. Mais si on me met un type renfrogné en face de moi, je serai comme Vénus, je n’y arriverai pas (à donner du bonheur). C’est comme pour tout. Vous pouvez voir une expo de mauvaise humeur, vous pouvez lire un livre de mauvaise humeur, vous pouvez écouter de la musique de mauvaise humeur et vous en apprendrez quoi ? Rien. A moins que vous n’imaginiez que l’art peut vous soigner? Mais, là non plus, nous ne sommes pas du même monde, je ne le pense pas, moi. C’est ce que Borgès, Stevens, Duras, Sarraute, Shakespeare et moi-même disons pendant une heure quinze : on ne peut que faire allusion, “la vision d’un homme ne prête pas ses ailes à un autre homme”. Et voilà pourquoi il faut être deux. Deux en forme. Vous dites que les artistes doivent être des citoyens comme les autres (ce sont les mêmes mots de la curée contre Roman Polanski) – mais vous les placez où, les artistes, s’ils n’ont pas le droit de critiquer vos critiques ou vos humeurs ? Fais ton spectacle et tais-toi ? Pas le même, pas le même monde… Je le redis : mes spectacles ne s’adressent pas à vous. Ils s’adressent à ceux qui le veulent bien (et non pas le valent bien?), c’est-à-dire à tout le monde. Vraiment exactement..»
Genod constitue sa salle : l’an dernier à Chaillot, sa page Facebook était son « flyer » ! Il n’a pas besoin de RP (d’ailleurs, notez que ce soit à Paris ou à Avignon, les institutions théâtrales ne se positionnent pas. Elles sont absentes du débat). Dans ce texte, il revient sur son concept de « bonne humeur » qu’il ne définit toujours pas. « La bonne humeur » en groupe est souvent l’injonction d’une secte qui se débarrasse de la « mauvaise humeur», trop liée au contexte extérieur. La « coupe de champagne » est une technique issue de la psychologie sociale qui vise à créer une interaction entre l’individu et le groupe. Elle facilite le lien social, mais impose une conformité de l’un à l’autre (après le champagne, difficile d’être de mauvaise humeur, de s’en prendre aux valeurs du collectif. Comme par hasard, le public est invité à la sortie à payer sa place dans le saut à champagne). Il sait que le public n’est pas particulièrement de bonne humeur quand il va au théâtre, sinon il irait au « Palace ». Dans ce texte, il décide que la relation spectateur – artiste est symétrique. Mais je m’interroge: que vient faire la bonne humeur dans ce lien?
Or, en posant la «bonne humeur» comme lien exclusif, il créé la relation asymétrique. C’est une prise de pouvoir. Genod manie la double contrainte avec talent : « le spectacle c’est à deux, mais c’est moi qui définit la relation », « le spectacle est pour tout le monde sauf pour vous» « je prône la bonne humeur, mais je m’appuie sur ma mauvaise humeur pour entrer en relation avec un spectateur critique ». Or, «la double contrainte désigne deux obligations qui se contrarient en s’interdisant mutuellement, augmentées d’une troisième qui empêche l’individu de sortir de cette situation ». Ainsi, à la lecture de son texte, je ne sais plus comment sortir de là. Lui-même, se perdant dans ses considérations, finit par une phrase qui ne veut plus rien dire (« Je le redis : mes spectacles ne s’adressent pas à vous. Ils s’adressent à ceux qui le veulent bien (et non pas le valent bien?), c’est-à-dire à tout le monde. Vraiment exactement..»).
Sur son blog, Genod précise sa pensée:
« Ce que je dis n’a rien à voir avec une bonne ou une mauvaise critique. Je me suis fâché avec Pascal Bély à l’occasion d’une bonne critique (celle de Chaillot, l’année dernière), pas à l’occasion de sa critique-contresens atroce d’il y a trois ans, Avignon, par exemple. D’ailleurs, Pascal Bély a aussi écrit l’une de mes meilleures critiques, celle pour “Monsieur Villovitch” (Marseille, il y a trois ans) qu’il faudrait que je relise, mais qui m’avait positivement soufflé. (Il y révélait mes intentions, celles que j’avais transmises aux acteurs, c’était très étonnant.) Non, c’est pas ça. (C’est très bien, les critiques, dans un sens ou dans un autre.) Il s’agit d’un désaccord de fond. Pour moi, Pascal Bély – puisque son nom est révélé ici – fait exactement le contraire de ce que je crois essayer de faire (consciemment). Exactement le contraire. Et je trouve que c’est important non pas forcément que ça se sache pour tout le monde, mais que lui le sache : nous ne sommes pas amis. Nous sommes opposés EN TOUT. Et mon spectacle pourtant offert au plus grand nombre ne lui était pas destiné. C’est personnel. (Mais peut-être que je me trompe, je veux dire, à l’échelle cosmique…)”
Genod se positionne très vite ailleurs, au niveau « cosmique » . Il ne s’agit plus d’être de bonne ou mauvaise humeur. Il ne sait pas quoi faire de ce spectateur qui n’entre pas dans le «cercle» mais qui peut apprécier son oeuvre. A l’échelle «cosmique», Genod confond relation avec le public et lien amical comme s’il fusionnait le contenant et le contenu. Sauf qu’il est un personnage public ET privé. Il n’y a quasiment plus de frontière entre l’artiste et l’homme (on connaît cela ailleurs dans le milieu politique). Le spectateur critique ne peut donc adopter le positionnement habituel quand il y a LA frontière. En ce sens, le « corps » de Genod percute le « corps » du spectateur, lui-même engagé à se définir comme hybride. Étrange Genod face à l’étrange Tadorne.
Nous sommes effectivement « ailleurs ». Le regard critique doit intégrer cette « porosité ». Le Tadorne y veille de manière à ce que “‘l’humeur” soit une information travaillée pour permette d’accéder vers l’universel, qui est le propre de l’art.
Pascal Bély-www.festivalier.net