Au sein des Tadornes, la dernière création d’Alain Buffard divise. Profondément.
Par Pascal Bély.
À l’entrée du Théâtre de Nîmes, on me tend une jolie feuille de salle. Comme à mon habitude, je ne lis rien. Je fais confiance à la scène. Elle se suffit. Mais le lendemain de la représentation, je me surprends à faire des recherches sur Google à partir des intentions artistiques d’Alain Buffard. Pourquoi aller explorer ailleurs ce que «Baron Samedi» aurait dû me donner? Que de malentendus! C’est le cas de l’écrire. Ce chorégraphe iconoclaste m’a habitué à des propos forts et souvent lisibles. Mais ici, rien ne vient. Ou si peu?Je ne me sens pas dans le coup. J’ai ce ressenti quand, pour faire «décalé», des artistes proposent une forme «brouillée» qui perd le spectateur, mais permet d’affirmer un «propos tendance» destiné à nourrir la bonne moralité de la «communauté culturelle»…
À mon arrivée dans la salle, un plateau blanc en pente fait office de décor. Comment vont-ils réussir à créer une danse sur cette page blanche? Mon interrogation est-elle illégitime ? Je ressens la scénographie d’un plasticien. Autant dire que la question du mouvement ne se pose même pas. À peine le spectacle commencé, je sais que cela ne sera pas de la danse. Dans la lignée des «concepteurs» en vogue (c’est ainsi que se nomment François Chaignaud et Cécilia Bengoléa), les mots de «chorégraphe», de «danseur» disparaissent de la feuille de salle. À la place, on y lit «conception et mise en scène», «fabrication et interprétation»…Je perds beaucoup de temps à entrer. Non que je veuille catégoriser. Mais j’ai besoin de savoir d’où l’on me parle. Par clarté. Par honnêteté envers le spectateur. Une fois baissées mes barrières de défense, je décide de faire confiance au propos. Mais de quoi me parle-t-on puisque l’on me parle ?! À certains moments, le texte est surtitré; à d’autres, il est brut. Sous-titrer serait donc signifiant. Soit. Que dois-je comprendre ? Peu à peu, je déteste la relation de pouvoir qu’Alain Buffard instaure avec le spectateur.
Je peine à saisir le contexte de cette oeuvre alors je cherche le mouvement. Mais les grosses fesses ne me suffisent pas ; comme les corps trimbalés sur cette scène en pente. Progressivement, je vois émerger un tableau. Oui, c’est ça, un tableau vivant sur notre humanité. Il y a des noirs, des blancs. Des acteurs et deux musiciens pour faire «hybride». Des symboles historiques avec sa dose de dénonciation du racisme. C’est donc un tableau, le même que l’on me montrait enfant afin que je comprenne. On m’emmenait au Musée pour que je saisisse le sens à défaut d’être ému. Ce soir, à Nîmes, Alain Buffard veut que je comprenne sa vision de l’humanité. Sauf que j’ai besoin de la ressentir et non de subir la linéarité du propos (on s’aime, on se sépare, on revient), l’interpellation culpabilisante du public, une scène «trash» de cul suggéré en fond de scène (au cas où?). C’est une vision de l’humanité tant rabachée sur les plateaux de théâtre, qui repose sur les mêmes clivages, où l’on empile des références à défaut d’assumer un propos complexe. Comment puis-je accepter de me ressentir aussi incompétent alors que dernièrement, je me suis effondré avec Pippo Delbono, émerveillé avec Thomas Ostermeier, passionné avec Joël Pommerat, projeté avec Vincent Macaigne ? Désolé de faire la comparaison, mais elle s’impose. Comme une évidence.
Parce que l’humanité traverse ces quatre artistes de théâtre.
Pascal Bély.
Par Sylvie Lefrere.
Du plateau sombre, une voix profonde monte, accompagnée du son d’une guitare qui lui fait écho. Est-ce un enregistrement? Qui chante donc ? Un homme ? Une femme ? Qu’importe. Seule, on distingue une forme, d’où découle une émotion vocale. Nous sommes au début de «Baron Samedi» d’Alain Buffard, projeté au coeur de notre civilisation. En soixante-quinze minutes, nous allons suivre l’intensité d’un voyage dans le monde des vivants et des morts, où nous invite un sculptural Baron Samedi, père spirituel. Dans cette période de repli sur soi national, on nous invite à suivre l’au-delà du pays Vaudou pour quitter notre pays matérialiste, prendre du recul, et chercher à mieux décoder nos systèmes. Depuis le premier tour électoral de la présidentielle, je ne sais plus dormir sereinement, je fais des cauchemars. Dans la journée, je suis épuisée, “au bout du rouleau”. Mais cette pièce va me donner une nouvelle énergie.
Chaque danseur se campe dans une personnalité forte, où la différence des genres se mélange dans un bouillonnement de richesses multiculturelles. Nous traversons le globe entre le Brésil, Haïti, les États-Unis, l’Espagne…Les langues d’origines claquent comme des fouets, les corps en chair, musclés ou fins, chaloupent en harmonie. Les volutes de la séduction, les secousses de la révolte ou de la transe s’expriment librement. La mémoire de l’esclavagisme et du colonialisme transpire. Les hommes, les femmes, mammifères, deviennent caméléons, tels des gallinacés ou des reptiles pour des parades de séduction, de pouvoir, de prise de territoire… Mes larmes coulent quand les danseurs se masquent d’un sac de tissu blanc, troué au niveau des yeux et de la bouche…Je pense au Ku Klux Klan, aux masques blancs, à nos propres visages, dans lesquels nous pouvons être figés dans nos valeurs identitaires sectaires. Je vois des hommes qui grimacent, “des monstrueux”. Certains partagent dans un même sac/masque. Mêmes pensées, même visage double, fossilisé. J’y vois des condamnés à mort, des humains perdus, aux abois. Les chants des danseurs, les cordes des instruments, pulsent d’une belle énergie ce voyage dans notre monde violent, étriqué alors que la liberté peut encore se saisir dans ce parcours Vaudou. Mais où sommes-nous? Dans quel monde? Là où les coeurs battent? Là où les corps sont glacés? Les chants de West Side Story émergent, les claquements de doigts rythment les étapes. Le travail, le désir des corps, mais aussi les violences et les abus qui lui sont infligés. Le voyage dans le temps continue dans un compte à rebours.
De retour de Berlin depuis peu, cette musique de Kurt Weil résonne d’autant plus dans ma mémoire. Lili Marlène et des chansons des années 40, pleines d’émotions, comme “Surabaya Johnny“, découvert il y a longtemps à travers l’expression sensible d’Anna Prucnal, “Alabama song“…L’amour, la disparition, accompagnent notre vie comme une quête de recherche de sentiments humains. Après toutes ces souffrances, les rencontres, les réflexions qui en découlent nous entrainent vers les chemins de la résilience. La pente douce et blanche qui barre le décor devient piste pour glisser, virevolter, grimper, jouer, se cacher. Les mouvements explorés nous renvoient un écran métaphorique. Tous nous appartiennent et nous donnent un socle commun, où nous nous rejoignons. Le personnage de la prostituée nous réunit dans des surenchères de désir de pouvoir. Toujours plus détenir. L’institution est représentée, étiquetée dans ses fonctions de juges, d’avocat, de témoins….Le musicien, lui ne compte pas. L’artiste est jugé : il a un rôle négligeable, pourtant sa musique nous reste gravée dans nos mémoires et chemine tout au long de notre parcours. Deux pas en avant et trois pas en arrière …Salut tremblé, pour le général De Gaule, d’une des danseuses. Et ce lundi, on entend des mots dans les médias, proches du maréchal Pétain, sur les valeurs du «Vrai travail»… Nos modes de fonctionnement restent encore et toujours très rigides. Où est la dynamique de la pensée?
«Baron Samedi» implore un changement de paradigme pour qu’ensemble nous bravions l’histoire vers le retour d’une véritable démocratie. À l’image de cette salle où, toutes générations confondues, nous étions citoyens côte à côte, tournés vers la vision de la richesse cosmopolite.
Sylvie Lefrere.
“Baron Samedi” d’Alain Buffard au Théâtre de Nîmes le 24 et 25 avril 2012.
Crédit photo: Marc Domage