En fin d’après midi, le retour au théâtre est brutal. « Tres Pontos? » du jeune chorégraphe Brésilien Alex Neoral est une succession de trois pièces (« Pathways », « Interpret », « Um a um ») pour quatre, cinq, sept danseurs accompagnés pour les deux dernières par des musiciens (piano et violoncelle). La technique est certes irréprochable, mais l’ensemble est d’un romantisme daté, d’un classicisme ennuyeux. Si la danse se veut «contemporaine», le rapport au public est immergé dans le formol. « Tres Pontos » me positionne tel un charmant qui chercherait sa cavalière. Mais faute d’être surpris et étonné, je me contente d’attendre patiemment la fin du bal, au bras d’une vieille dame un peu triste qu’il faut raccompagner par galanterie?
C’est mon premier rendez-vous avec la Biennale de la Danse de Lyon. J’ai le trac pour cette rencontre inédite avec le chorégraphe Israëlien Hofesh Shechter. À 20h30, il présentera «Political Mother». Mais à 19h, je suis inscrit à un «échauffement du spectateur» animé par Anne Décoret-Ahia, anthropologue de la danse et coach. En s’inspirant du propos et du langage d’Hofesh Shechter, elle propose différents jeux d’étirements, d’occupation de l’espace, de rencontre avec l’autre et d’écoute du corps. Elle souhaite un travail sur «la résonance» avec l’oeuvre de ce chorégraphe. Ainsi, pendant une heure, je suis en interaction corporelle avec de parfaits inconnus qui semblent familiers avec ce type d’exercice.
Aucun processus de socialisation n’est travaillé: pas de présentation (ni de l’intervenante, ni des spectateurs) et l’on nous met dans les bras de quelqu’un sans que nous contestions la brutalité du processus! Je me fonds dans le groupe anonyme à l’image de tant de salariés qui doivent fusionner et faire corps avec l’entreprise lors de séminaires pour produire des normes managériales efficaces. Je reconnaîtrais sur scène quelques mouvements expérimentés au cours de “l’échauffement”. Mais «la résonance» a des ressorts psychologiques qui ne peuvent se réduire à une «expérience» en atelier qui mobilise nos capacités d’apprentissage et de mémorisation. À 20h, plus qu’échauffé, je suis épuisé et je m’interroge : entre le temps de la scène et le contexte du spectateur, quel espace médian peut-on créer pour libérer une parole autour de la danse et la métamorphoser en acte créatif ? Comment articuler parole singulière et structure sociale normalisatrice? Je ne me doute pas encore que ce seront des sujets abordés par Hofesh Schechter…
La salle de l’Auditorium est enfumée comme après un séisme. «Political Mother» est un «spectacle» de danse au coeur de la société du divertissement : pour dénoncer les processus d’embrigadement et d’asservissement du pouvoir, Hofesh Shechter crée une forme spectaculaire (dix danseurs, quatre bassistes à l’étage, quatre batteurs en bas) où il articule danse groupale, musiques rock, militaire et classique. Spectateur «conditionné», je dois accueillir cette oeuvre qui utilise les ressorts du grand spectacle (et donc du pouvoir sur les masses), ceux-là mêmes qui nous empêchent de nous émanciper des formes abrutissantes, de nous recentrer sur le sens.
Ce sont donc les faiblesses de «Political Mother» qui permettent de s’affranchir du «spectaculaire» : un langage chorégraphique plutôt minimaliste, mais sensible (succession de gestes incantatoires dansés sur la pointe des pieds pris dans le tourbillon de l’enrôlement groupal), des danseurs qui «théâtralisent» leur danse au lieu de la «performer», une mise en scène qui crée le vertige du pouvoir tout en humanisant ce qui par le bas le fragilise. Hofesh Shechter danse l’embrigadement sur scène, mais se garde bien de nous enrôler, tout juste mobilise-t-il notre imaginaire chorégraphique, musical et théâtral pour repérer les formes utilisées par le pouvoir pour nous asservir.
Oeuvre profondément pédagogique sur les processus de domination à l’intérieur d’un groupe, vis-à-vis du chef ou de toute autorité verticale, elle est aussi à l’égard de la danse contemporaine. Il nous démontre qu’elle est aujourd’hui au croisement des langages (musical, théâtral, plastique), qu’elle peut ouvrir les codes de la narration pour laisser place à nos interprétations, qu’elle peut créer du silence en transformant la lumière en poussière, en «nuit et brouillard». Mais surtout, il s’appuie sur le spectaculaire (et le langage publicitaire qui l’accompagne) pour y puiser l’énergie de la résistance, pour donner la force à l’art chorégraphique de s’émanciper des pouvoirs autoritaires.
En mai dernier, j’avais vu son dernier opéra-théâtre au KunstenFestivalDesArts. Je pense à lui au moment où la France plonge dans le populisme et le racisme d’Etat.
Les applaudissements sont totalement désordonnés. Ils forment une vague sonore irrégulière, presque maladroite. Comment remercier ce collectif Germano-Africain de nous avoir bousculés, tordus, baladés d’un coin à un autre de la scène ? Comment leur en vouloir d’avoir déformé notre regard sur l’opéra pour en faire un moment populaire, festif et politique ? « Via Intolleranza II » nous vient du Burkina Fasso, à partir d’un projet de « village-opéra » impulsé par le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief. Sur plus de quatorze hectares, s’érigent depuis le début de l’année, écoles, cours de cinéma et de musique, salle de répétition, maison d’hôtes, une scène de théâtre, café, restaurants, terres agricoles, dispensaires…De là-bas, ils sont vingt danseurs, musiciens africains et allemands à venir vers nous pour revisiter « Intolleranza 1960 » de Luigi Nono, pamphlet contre l’intolérance et le racisme.
Tout commence par une annonce : le volcan islandais a fragilisé le processus « classique » de création. Peu de jours pour répéter, difficulté pour acheminer l’ensemble de la troupe (Air France est ce soir raillé pour avoir délaissé bien des pays africains au profit d’autres contrées plus prometteuses). L’économie européenne reste colonialiste et le monde culturel n’échappe à pas à cette loi implicite. Pendant plus de vingt minutes, artistes et producteurs défilent pour moquer notre système de production des idées et des arts calqués sur le modèle industriel qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Sauf que, à l’heure d’une crise économique sans précédent, qui se paupérise ? L’Europe ou l’Afrique ? Une fois malmenés nos désirs de toute-puissance et de domination à l’égard de ces artistes venus d’ailleurs (magnifique scène ou un gosse en costard cravate nous provoque « hein, que vous me trouvez mignon »), « Intolleranza II » va faire trembler les murs du théâtre à partir d’un bazar innommable ! La scène est alors le terreau où une nouvelle civilisation peut naître, si nous acceptons collectivement d’introspecter notre lien à la colonisation. Ici, trois « villages » se superposent: se projette un film sur les camps allemands qui enfermaient les Africains pendant la Seconde Guerre mondiale, en alternance avec des images qui nous guident dans ce village opéra en construction. Le troisième “village global” se construit sur scène. Avec des décors de cartons pâtes, on se moque des maisons allemandes, bousculées par des lits d’hôpitaux où Africains et Européens s’allongent pour se faire opérer (opéra?) des tumeurs malignes de leur inconscient. L’orchestre ne cesse jamais de jouer pour chanter, crier mais aussi pour pleurer, pour que le blanc poursuive le noir, fou de désir de ce corps sculpté comme une statue qu’il aimerait bien immobiliser.
On célèbre « les beaux fruits allemands » tandis qu’un rappeur noir nous les gonfle ! La scène est si encombrée que l’espace est à chercher ailleurs (sur des rideaux pour s’y projeter, dans nos têtes pour se libérer des codes classiques du théâtre). Les surtitrages français et néerlandais ne suivent même plus tant certains dialogues semblent improvisées. Sur toute cette scène, c’est l’art « colonialiste » qui est convoqué et provoqué tandis qu’émerge peu à peu un autre lien à la culture, plus joyeux, plus libre, plus ouvert et tolérant et pour tout dire plus accueillant. L’ensemble de ces beaux artistes donne une dimension poétique à la frontière (entre l’Europe et l’Afrique, entre la danse, la musique et le théâtre) et positionne l’opéra au coeur du lien social (on est loin de la vision mortifère qu’il véhicule dans nos contrées). Ici, il est un enchevêtrement d’Histoires qui redessinent un vivre ensemble pour des liens plus horizontaux et fraternels. C’est un opéra d’une tolérance dépourvu des oripeaux de la bonne conscience du blanc dont le modèle de civilisation ne tient qu’en fonction de l’évolution des spéculations boursières.
Christoph Schlingensief creuse, introspecte, s’engage personnellement pour provoquer le chaos psychologique afin que notre lien à l’Afrique se nourrisse de ce travail. La scène devient une matière que notre regard de spectateur malaxe pour en faire l’oeuvre du renouveau, celle d’une civilisation tournée vers l’Afrique.
« Via Intolleranza II » est un chantier qui peine à se décrire tant que l’on ne le vit pas. Il faut être belge et au Kunsten pour programmer une opéra pareil.
Pascal Bély, www.festivalier.net
« Via Intolleranza II » de Christoph Schlingensief a été joué du 15 au 18 mai dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
Le Festival d’Avignon est un festival de langages. Depuis 2004, le binôme de direction Hortence Archambault – Vincent Baudriller a fait voler en éclat la frontière entre danse et théâtre, posant le langage comme seul repère au risque de s’entendre reprocher que « cela ne parle pas ».
Pour l’édition 2010, cela m’a parlé parce qu’il a été question du corps dans l’espace intime, social et politique, pour imaginer l’inimaginable. Premier bilan pour s’en reparler?
La douleur est politique.
Elle est venue d’Espagne pour crier « gare » ! Angelica Liddell a provoqué la stupeur et les tremblements avec « La casa de la fuerza». Quatre heures d’un théâtre où la douleur intime nous a propulsés vers le corps politique. Ce chef d’oeuvre place Angelica Liddell comme l’une de nos plus grandes dramaturges.
Stupeur aussi avec Christoph Marthaler. « Schutz vor der Zukunft » (« se protéger de l’avenir ») proposé dans le très catholique collège Champfleury a sidéré. Parce que le sort réservé aux fous traverse les siècles et dit tant sur nos capacités à nous civiliser. Avec Marthaler, les fous nous ont fixés droit dans les yeux. Intimement. Politiquement. Moment inoubliable, malheureusement vu par un cercle de privilégiés…
Il en fut tout autrement avec Alain Platel qui, avec «Out of context», a esthétisé le langage du fou en dehors de toute conscience politique. Les rires du public ont signé l’errance de ce chorégraphe dont on se demande s’il n’est pas prêt à tout faire danser. Pourtant, avec « Gardenia », co-écrit avec Frank Van Laeke, il s’est autorisé bien des audaces avec ces vieux travestis de retour sur scène. Lorsque le corps dans sa douleur se donne un genre, c’est magnifique et profondément émouvant.
À côté, « Trust » de Falk Richter et Anouk van Dijk est apparu comme une oeuvre séduisante dans sa forme, mais froide. En prenant à témoin nos corps pour métaphoriser l’impact de la crise sur nos comportements relationnels, la danse a fait le spectacle. Mais de l’intime au politique, il y a le corps et ses stigmates. Ici, rien. C’était trop beau pour ne pas y croire.
Le corps épuré
De la terre comme plateau. La lumière du soleil couchant comme seul éclairage. Tout n’était qu’épure pour une danse innommable. Avec « en atendant », Anne Teresa de Keersmaeker a signé un chef d’oeuvre en retirant à son langage chorégraphique des élisions dangereuses pour placer des traits d’union entre des danseurs majestueux et des spectateurs respectueux.
Autre épure avec Gisèle Vienne dont la forêt sur scène nous a embrumé jusqu’à soulever l’humus posé sur des corps violentés. « This is how you will disappear » restera pour longtemps une très belle ?uvre chorégraphique et musicale.
Le corps langage qui laisse des traces?
Il y a eu le corps qui trace. Le chorégraphe Joseph Nadj s’est trempé jusqu’au cou dans une encre (de Chine ?) pour faire voler ses «corbeaux » au dessus de nos têtes. Sublime.
Dans la « lignée », entre le corps qui trace sur le sol, et la lumière, matière pour traces chorégraphiées, Cindy Van Acker avec quatre solos (« Lanx / Obvie », « Nixe / Obtus ») a provoqué le « syndrome de Florence » au c?ur d’Avignon. Palpitant.
À l’opposé, la Canadienne Julie André T avec « Rouge » et «Not Waterproof» a signé deux propositions sincères où le corps trace pour faire beau et en souffrir. Sauf que par la suite, cela m’est apparu délébile?
Faustin Linyekula avec « pour en finir avec Bérénice », n’a pas réussi non plus à donner corps aux traces laissées par la colonisation de la langue Française dans son pays, le Congo. Sa danse-théâtre a manqué de force.
Sur un tout autre registre, le duo Suisse Zimmermann et de Perrot nous a proposé de belles envolées dans «Chouf Ouchouf» (regarde et regarde encore) avec le cirque acrobatique de Tanger. Ici, le corps dessine des traces politiquement correctes dans nos imaginaires déjà colonisés par les tours opérateurs Marocains et Européens. Je cherche encore les raisons de sa programmation dans le festival d’Avignon.
Le collectif fait corps sur la convention et le jeu.
« Papperlapapp » de Christoph Marthaler et Anna Viebrock a été une oeuvre injustement décriée par une partie du public et de la presse. Donné dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, ils nous ont proposé un théâtre où le collectif d’acteurs fait « corps » pour conter l’histoire des papes. Vu comme un spectacle chorégraphique et musical, «Papperlapapp» fut un beau moment de drôlerie, de poésie et de provocation au c?ur de cet édifice qui n’est pas adapté aux remises en cause?
Autre collectif. Celui réuni autour de l’acteur Laurent Poitrenaux dans « Un nid pour quoi faire » d’Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde. Pièce jubilatoire où le groupe pour maintenir leur roi déchu au pouvoir, fait corps sur la musique rock and classe de Rodolphe Burger. Toute ressemblance avec ?
Laurent Poitrenaux aurait pu en être. Quand un chorégraphe (Pierre Rigal) réunit sur scène un groupe de rock, cela prend corps dans « Micro ». Le rock et ses conventions ont trouvé leur langage. Réjouissant.
Un paradoxe.
Le Festival d’Avignon est au coeur d’un paradoxe : il développe de nouveaux langages pour faciliter notre compréhension de la complexité. Mais certaines propositions vont à l’encontre de ce processus. Dit autrement, le festival amplifie le clivage au coeur de l’ouverture. Il affiche la diversité comme une valeur de programmation au détriment d’une cohérence: il prend d’un côté, ce qu’il donne de l’autre.
Peut-on à la fois proposer une mise en scène risquée, un texte lourd de sens avec « Der Prozess » d’Andreas Kriegenburg («Le procès» de Franz Kafka) et m’infliger une pièce mineure d’Eugène Ionesco (“Délire à deux“) poussivement interprétée par Valérie Dréville et Didier Galas dans une “mise en espace” datée de Christophe Feutrier ?
Peut-on à la fois attendre que « je travaille » (attente formulée par Guy Cassiers sur France Culture au sujet de « l’homme sans qualités I » pour justifier la difficulté d’entrer dans le jeu des acteurs) et m’enfermer dans la mise en scène académique de « Richard II » par Jean-Baptiste Sastre jouée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes ?
Comment expliquer que « 1973 », pièce « légère » de Massimo Furlan sur le Concours Eurovision de la Chanson, ne trouve aucun prolongement, aucun écho dans le reste de la programmation? C’est posé là, comme une cerise sans gâteau. Autre isolement, l’auteur et metteur en scène Christophe Huysman qui, avec «L’orchestre perdu», s’est égaré dans un délire textuel totalement incompréhensible. Dans la même veine (quoique plus réussie!), à quoi bon mettre en valeur le texte dans «Un mage en été » d’Olivier Cadiot pour nous y perdre ?
Est-ce bien pertinent de nous offrir un voyage poétique, empli de tendresse avec « Big Bang » de Philippe Quesne, où le spectateur est encouragé à lâcher toute velléité narrative puis de proposer le collectif GRDA qui, avec ses « Singularités Ordinaires », empile les histoires, les illustre et finit par donner un prêt à penser indigeste ?
Comment expliquer que « Baal » de Bertolt Brecht, mise en scène par François Orsoni, est manqué à ce point de rythme à l’opposé d’un Boris Charmatz qui sait raconter Merce Cunningham avec « Flipbook » ?
Au final, subsiste un malaise, comme une incompréhension: pour mettre en valeur des langages innovants, la direction du festival néglige le théâtre dit contemporain comme s’il y avait incompatibilité entre textes et corps. Là où le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles réussit plutôt cette articulation, Avignon oppose et provoque toujours les mêmes réactions clivées de la presse et du public.
À moins que le problème soit ailleurs : et si le théâtre contemporain français était durablement dépassé par la vitalité des metteurs en scène européens ? Et si notre modèle cloisonné de production et de diffusion empêchait toute possibilité d’enrichir le langage ?
Il y a là un véritable enjeu pour l’édition 2011 : offrir une visée sur l’importance de renouveler les formes tout en ne perdant pas la vision, celle d’accompagner les artistes français à se renouveler.
Au risque de finir par bégayer et de développer des tics de langage?
Pascal Bély – Le Tadorne
Le spectateur est-il « condamné » à rester sagement assis, l’Europe à s’éloigner du citoyen? Tous deux peuvent se lever, s’approcher, se mettre en marche, en mouvement comme le suggère la metteuse en scène Christiane Véricel. Avec sa compagnie « Image Aiguë », elle parcourt l’Europe afin que l’enfant et l’adulte soient spect’acteurs de leur devenir dans un ensemble politique aux frontières certes définies, mais qui s’interroge sur son élargissement à partir de son identité. Or, elle requiert un langage commun. La force du théâtre de Christiane Véricel est de le mettre en scène après l’avoir longuement écouté, entendu, métaphorisé lors de ses résidences dans les quartiers des villes d’Europe. La dynamique de l’identité européenne trouve ses ressorts dans la co-construction d’un projet culturel entre artistes, citoyens et institutions incarnée par cette compagnie qui s’affirme comme un « Ensemble Théâtral Européen ».
Vous souvenez-vous (pour les plus anciens), de la chambre noire du club photo du lycée ? Elles font l’objet d’une exposition passionnante aux Rencontres Photographiques d’Arles. Michel Campeau dévoile ce qui est longtemps resté caché pour les non-initiés. Comment ne pas penser aux grottes rupestres des hommes préhistoriques ? Comment ne pas voir dans ces installations précaires faites de rubans adhésifs pour collages de travers, l’antichambre de la créativité ? Michel Campeau ouvre sa focale pour détourner les lieux : ici un décor de théâtre, là une ?uvre plastique, plus loin un atelier clandestin. Comme une mise en abyme, la photo sur la photo stimule notre regard, car Michel Campeau n’oublie pas que notre imaginaire est aussi une chambre noire?
Le noir, toujours lui, nous va si bien. Avec l’italien Mario Giacomelli, « le noir attend le blanc » (titre de son exposition) et finit par nous faire voir la vie en couleur… Il y a ces curés qui dansent sous la neige : ils sont corbeaux, libérés du poids de leur statut. Sur un autre mur, je suis sidéré par une série de photographies sur les vieux. Au temps des trente glorieuses, ils étaient parqués dans des mouroirs. Mario Giacomelli photographie la vieillesse, comme une valse à deux temps : le blanc pour éclairer le chemin inéluctable vers la mort, le noir pour ne pas fermer nos yeux. Cette exposition est sans aucun doute l’une des plus émouvantes de ces Rencontres.
Ici aussi le noir semble attendre le blanc. Le photographe Peter Hujar immortalise Candy Darling, Divine et tant d’autres. Les corps statufiés canalisent l’énergie vers la tragédie théâtrale. Bouleversant.
Autre dévoilement. Autre chambre noire, bien plus éclairée…C’était le temps où la caste « bling bling » ne faisait pas de politique (ouvertement). Jean Pigozzi nous propose son album souvenir de photos de vedettes, de seins à demi dévoilés, de poils, de chiens décoiffés et « mastérisés » ! On rit souvent, car il voit ce qu’ils cachent. C’était au bon vieux temps des trente glorieuses, à moins que ce ne soit les trente gonflantes à force de nous narguer de leur toute-puissance?
Tout n’est pas noir et blanc. Il y a aussi la couleur de résistance des photographies de Paolo Woods sur la société iranienne. Tout semble figé par la censure et la répression policière mais le mouvement est là. Les femmes jouent un rôle déterminant pour que la démocratie avance, jusqu’à poser des actes de résistance inattendus (saviez-vous que l’Iran a le record mondial de rhinoplastie ?). Woods capte la violence de la rue, mais aussi celle d’un pays prêt à se jeter corps et âme dans la société de consommation. Pays complexe, l’exposition met à mal nos clichés, amplifiés par la vision réductrice de nos médias.
Avec l’Américaine Taryn Simon, on navigue en eaux troubles. Ici aussi, la couleur éclate pour dévoiler une vérité : celle des institutions judiciaires et policières. « The innocents » est une exposition troublante, qui relate l’histoire de ceux, condamnés à de lourdes peines pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. Taryn Simon accuse la photographie, responsable d’erreurs judiciaires, quand elle permet à des témoins « oculaires » de désigner des coupables. Au flou des accusations, elle répond par une photographie d’une précision stupéfiante où les « accusés » reviennent sur le lieu du crime, de l’arrestation, de l’identification incorrecte. Les corps sont de marbres, le regard déterminé. C’est une photo qui réhabilite et nous renvoie notre fragilité de « témoin oculaire ».
« The innocents » est une exposition de chefs d’oeuvre où le noir éclaire pour que le blanc innocente.
Pascal Bély – www.festivalier.net.
A lire aussi l’article précédent sur les Rencontres d’Arles. C’est ici.
Michel Champeau, Jean Pigozzi, Peter Hujar, Taryn Simon – Parc des Ateliers jusqu’au 19 septembre.
Mario Giacomelli – Chapelle Saint-Martin du Méjan jusqu’au 19 septembre.
Paolo Woods – salle Henri-Comte jusqu’au 29 août.
« Arles-Avignon », n’est pas qu’une équipe de football. C’est aussi une diagonale apparue au hasard de plusieurs expositions, entre un festival de théâtre et les Rencontres de la Photographie.
Léon Ferrari est Argentin. Ce n’est pas à proprement parler un photographe. C’est un « plasticien » dont les oeuvres plastiquent. D’un tableau de roses en tissu émergent des cafards. Des poèmes d’amour en braille sont posés sur des photos de femmes nues. Dans l’autel de l’Église Sainte-Anne, un christ est cruxifié sur un avion de l’US Army. On devine tout le sang versé au nom de l’Église, au nom de la politique. Cela me poignarde.
Il me revient « La casa de la fuerza » de l’auteuse et metteuse en scène espagnole Angélica Liddell vue à Avignon le mois dernier. Théâtre, photo, installation semblent traversés par le sang mêlé aux corps intime, social et politique. Ces deux artistes font pousser des fleurs sur des terreaux improbables, tout en dénonçant les collusions politico-religieuses qui amplifient la douleur du corps intime.
Cette atmosphère sanguinolente se retrouve chez un autre photographe argentin, Marcos Lopez. Ses personnages auraient pu rencontrer Liddell tant ils incarnent la douleur, l’angoisse liée à la perte d’un paradis perdu, celle de l’Argentine qu’il qualifie de pays en « carton pâte ».
Plus loin, les visages des mères d’enfants disparus qui défilent sur la place de mai à Buenos Aires photographiés par Marcos Adandia portent les stigmates de la sauvagerie du politique. C’est beau et terrifiant.
Et que dit mon visage ? Qu’incarne-t-il alors que je vis dans un pays démocratique? Le photographe Hans-Peter Feldmann a pris 101 photos de personnes de sa famille et de ses amis. De 0 à 100 ans, je parcours les âges pour m’arrêter sur le portrait d’un homme de 46 ans. Je me projette dans ce miroir (« il fait plus vieux que son âge » !) et comprends aussitôt que mon corps vieillit dans un pays riche.
En 2010, je n’ai plus l’opportunité de me « faire tirer le portrait» comme au bon vieux temps des fêtes foraines où un fusil déclenchait l’appareil à photo. L’exposition « Shoot !» présentée par le commissaire Clément Chéroux est un tour d’horizon vivifiant sur ces portraits à couteaux tirés. Il y a bien sûr le plus connu (Beauvoir / Sartre) et tant d’autres (personnes célèbres ou inconnues). Mais une femme attire l’attention : Ria van Djik, âgé de 90 ans, se tire une balle chaque année depuis son adolescence pour s’immortaliser seule ou accompagnée. A chaque cliché, toujours cette étrange impression : l’instant est entre la vie et la mort, entre force et fragilité ; comme si tous les contraires étaient convoqués. Au spectateur de vérifier qu’elle a bien tiré dans le mille !
Eux, ils n’ont pas eu besoin de jouer avec le feu pour être immortalisés. Claude Gassian s’en est chargé. Iggy Pop, Keith Richards, Beth Ditto, Justice, Françoise Hardy, Beth Ditto (photo) et tant d’autres tapissent les murs de l’espace. Sans musique, ils sont icônes. Le rock est religion. Je suis prêt à m’agenouiller. Il me revient le spectacle du chorégraphe Pierre Rigal, « Micro », présenté le mois dernier à Avignon. Avec un collectif de musiciens, il a mis en mouvement nos « clichés » sur le rock pour en dégager sa poésie, ses aspects sulfureux, sa religiosité et sa fragilité. Je les imagine habiter les salles de concert et de studios d’enregistrement inoccupés photographiés par l’Américaine Rhona Bitner. Quand le théâtre s’occupe de la photo, je crée de l’écho. Jouissif.
Tout comme l’exposition consacrée à Mick Jagger. L’icône parfaite. Son corps a traversé toutes les tendances et les extravagances du rock. Mais où sont donc « les enfants du rock» en 2010 ? Probablement tous marketés. Claude Gassian est encore là pour nous aider à continuer d’y croire tandis que la vidéo de l’artiste américain Christian Marclay poursuit le vacarme. Un camion traîne une guitare sur les routes abîmées. Le bruit rappelle le cri de naissance, de la jouissance, de la douleur, de l’agonie. Troublant.
Je suis soulagé. La révolution rock poursuit sa route dans les espaces d’art contemporain…à moins qu’elle ne se joue au théâtre, avec Angelica et Léon en guest star.
Pascal Bély – www.festivalier.net
A lire aussi l’article suivant sur les Rencontres d’Arles. C’est ici.
Leon Ferrari – Eglise Saint-Anne jusqu’au 29 août.
Marcos Lopez – Marcos Adandia – Hans-Peter Feldmann – « Shoot ! » – Claude Gassian – Rhona Bitner – Christian Marclay – Parc des Ateliers jusqu’au 19 septembre.
Mick Jagger – Eglise des Trinitaires jusqu’au 12 septembre.
Historique Arcade Fire.
C’était en novembre 2004…Un article de l’envoyé spécial des « Inrockuptibles »: « THE ARCADE FIRE, attention chef d’oeuvre ». J’étais intrigué par leur histoire (neuf de leurs proches venaient de disparaître en peu de temps) et le titre de leur album, « Funéral ».
C’était en Février 2005 en Avignon. Un mistral fou m’obligeait à entrer à la FNAC pour trouver un peu de chaleur. Trois mois après, je me souvenais de ce groupe américano-canadien. A force de persévérance, le vendeur se décide enfin à trouver cet album parmi une pile de CD. Cramponné à la borne d’écoute, tout mon corps se mit à trembler: « Funéral » ne m’a plus jamais quitté.
C’était en mai 2005 au Cirque Royal de Bruxelles. A trois semaines du référendum, j’avais besoin d’air, d’un souffle européen ! Ils étaient sept sur scène ; unis, flamboyants, électriques . Pendant plus d’une heure trente, ils chantaient leur douleur ponctuée ici et là de paroles provocantes sur l’avenir de l’Europe à la veille du « non » Français à la Constitution. Ils touchaient là où j’avais mal avec humour et tendresse au moment où l’angoisse sur l’avenir de l’Europe était forte. Il y avait Régine sur scène. Elle formait avec Win Butler un beau couple, lui devant, elle si proche, elle à l’accordéon, lui à la basse. Les cinq autres membres les entouraient de leur douce folie, à coup de violons, de contrebasse et de casques de moto. Plus le concert avançait, plus le cirque devenait…royal !
C’était le 22 Août 2005, à Nantes. J’étais en vacances et j’avais très envie de les retrouver dans la petite salle de « L’Olympic». Il y avait une ambiance absolument surréaliste…le plus grand groupe du moment se produisait au coeur d’un petit quartier de Nantes ! Ils étaient tous là, sur cette petite scène, par 40°. J’ai retrouvé la même fougue, la même énergie qu’à Bruxelles ! La communion était parfaite entre le public nantais et le groupe, comme si leur histoire rejoignait la notre (l’empathie est si rare dans le rock d’aujourd’hui). Comme à Bruxelles, ils firent leur sortie de scène par l’entrée de la salle, en se frayant un chemin parmi le public. Une partie les avait donc suivi…pour finir au bar du coin de la rue ! Cette sortie de scène en disait long sur ce groupe : proximité, modestie et une infinie tendresse.
Cyrille Planson du journal « La Scène » a écrit un très bon article sur deux blogs : « Le Tadorne » et « Un Soir ou un Autre ». Sans chercher à caricaturer, il décrit avec précision nos deux positionnements. Le dernier paragraphe est particulièrement pertinent.
En lecture ici.
Pascal Bély ? www.festivalier.net
C’est l’histoire d’un lien entre un artiste et un spectateur. Cette relation interroge les processus de constitution d’un microcosme autour d’un artiste, d’un «entre soi» et du rôle de la critique.
Nous sommes au Festival d’Avignon 2010. Un ami me dit : «Pascal, il te faut voir Yves-Noël Genod à la Condition des Soies. Il présente un spectacle tout en douceur qui te plaira ».
Je lui dis: « Après mon article de 2009, je ne suis pas sûr d’être le bienvenu ».
Une intuition.
Je vais à la Condition des Soies. A 10h, pour Aude Lachaise. Coup de foudre. Je découvre sa danse, son texte et le lieu. J’irais voir Genod à 18h. Entre temps, un mail arrive à 2h du matin, rendu public sur le blog d’Yves-Noël Genod.
« J’ai vu que vous vous étiez inscrit pour voir le spectacle que je propose. Il ne vous plaira pas. C’est un spectacle qui s’adresse à mes amis. Exclusivement. Comme tous mes spectacles. Je réduis mon oeuvre à ça : l’amitié. La dernière fois, à Avignon, vous aviez balancé l’assiette en carton qui contenait la part de tarte qu’Hélèna Villovitch offrait (qu’elle faisait tous les jours). Ici, tous les jours, le spectacle est offert et ouvert par un artiste invité qui offre le champagne dans des verres en verre (d’où ma crainte…) Le spectacle n’est pas subventionné, il est exclusivement un acte d’amitié, il n’y a pas de commande. C’est pour ça, comme nous ne sommes vraiment pas amis, que je suis étonné que vous n’ayez rien de mieux à faire que de venir faire la gueule à 18h. Je ne demande au public que j’invite qu’une chose : la politesse de la bonne humeur. Sinon rester chez soi. Ou aller voir un autre spectacle : y en a mille.»
J’avais aimé sa création pour Actoral en 2008 à Marseille. Pourquoi évoque-t-il l’amitié ? C’est un lien si complexe…« Je réduis mon oeuvre à ça » : mais comment peut-on faire l’apologie de la «réduction » alors que nous avons tant besoin du «complexe» ? Il relie donc le spectacle non subventionné au lien amical. En d’autres termes, il promeut un théâtre «privé», voire intimiste qui lui permet de définir la nature de la relation : «la bonne humeur». C’est une « stratégie » de communication proche d’une injonction publicitaire. Sommation ou intimidation?
Ma réponse à 2h45 du matin :
« Vous avez absolument raison, nous ne sommes pas amis. Mais mes amis sont venus vous voir. Ils ont aimé et il se trouve que j’adore le champagne. Et puis, l’amitié, ça va, ça vient…Je vous suis fidèle : je suis votre travail. Et je fais ce que je veux de mon temps de cerveau disponible. Mais c’est vous qui m’aviez tendu une carte dans la rue. C’est vous….???Vous pouvez m’empêcher de venir. J’attends votre réponse ».
Malgré les injonctions (depuis quand faut-il être de bonne humeur pour aller au spectacle ?), du buzz qui entoure cette pièce (journaux nationaux plus presse locale…rarement vu un tel engouement au Off), le spectateur, fut-il blogueur, vient avec sa liberté de jugement. Mais je subis «aussi» la pression médiatique. J’ai peur : n’y a-t-il pas un risque d’écrire une critique sévère non sur la pièce, mais sur son environnement? Genod le sent-il ? Me protégerait-il?
Sa réponse fait baisser la tension :
« C’est vrai que je distribue ces cartes à grande envergure ! Et j’ai raison de le faire, évidemment. Alors venez, si ça vous dit. (Et excusez mes craintes…). Au plaisir ».
Nous avons donc peur tous les deux.
Je vais à la Condition des Soies. Je prends soin de me mettre au fond, à l’extrême gauche. Je n’ai pas totalement confiance en lui: cet homme qui différencie assez peu sphère publique et privée (voir son blog) pourrait me prendre à partie. Jamais il ne me regarde. Le lendemain, j’écris l’article. Plutôt apaisé.
“Fin d’après-midi, à 18h, il y a Yves-Noël Genod. Il me croit mal intentionné suite à un article où je ne m’étais pas senti invité dans son univers florissant. Mais aucun de mes regards vers un artiste n’est figé dans le marbre. Nous évoluons tous. Ensemble. Tout n’est que désir. Après Aude Lachaise, j’ai envie d’entendre cet acteur.
La piste n’est pas encore à lui. À l’entrée, comme au bon vieux temps des premières parties, il y a Arthur Ribo pour nous offrir une coupe de champagne. Les théâtres seraient bien inspirés d’en faire de même et de réduire la voilure sur la communication sur papier glacé. Il nous invite à faire silence pour s’écouter. Joli moment. La communication est dans cet instant précieux. Il note ensuite dix mots donnés par la vindicte populaire ! Comme à la Société Générale, « avec quatre mots, je vous en donne 4000 ». Et le voilà parti pour une improvisation. C’est un festival. « In » et « Off ». Il jongle, rattrape, se remet à l’ouvrage. Sans filet. C’est gagné, les bulles de champagnes englobent, relient les mots et provoque l’émerveillement.
C’est alors qu’il arrive, livre de Shakespeare à la main (« Venus et Adonis »). Une heure de lecture, dans son «parc intérieur» : on peut s’y coucher, se lever, penser à autre chose, faire des liens improbables. À peine commencé, il évoque David Bowie. Alors qu’un fan lui tendit une rose, il promit au public un jardin pour en offrir une à chacun. Genod est Bowie. Et chacun de nous prendra «sa» rose : Marguerite Duras, Claude Régy,Jorges Luis Borges, le poète Wallace Stevens. Ils s’invitent dans la lecture. Comme des entremet(eurs). Plus que des apartés, ces textes, ces petites anecdotes font danser Genod tandis que Venus et Adonis prennent le temps de se conter. Cette « rocambolesque » histoire d’amour a soudain des allures de chevauchée fantastique, comme au bon vieux temps des feuilletons où l’on pleurait d’avoir raté un épisode ! On rit beaucoup, on fait silence alors que les mots de l’acteur se cognent au mur pour créer l’écho. La profondeur de l’écriture prend alors tout son sens d’autant plus que le français n’est pas la langue de Shakespeare !
Puis, subitement, Genod s’approche. Il nous glisse une confidence personnelle à propos de Marguerite Duras. Peu à peu, son « parc intérieur » est un parterre de roses. For Pina.”
A ce moment précis, la relation s’équilibre : une proposition artistique – un regard de spectateur. Nul besoin d’être « ami » pour trouver son positionnement. Mais c’est sans compter sur un imprévu. Le lendemain de la parution de mon article sur Genod, j’apprend que le chorégraphe Suisse Gilles Jobin s’en prend sur son site (depuis l’article a été supprimé) aux blogs de spectateurs dont il reproche la mauvaise qualité de l’écrit et leur posture non professionnelle ! En reliant l’attaque de Jobin aux mails de Genod, un désir de contrôler la parole est mis en évidence. Là où Genod impose le lien amical (avec coupe de champagne à l’appui), Jobin ne souhaite que des professionnels débarrassés de leurs états d’âme.
« Je veux contrôler la parole ? Comme c’est curieux? Les artistes veulent contrôler la parole ? Comme c’est curieux? Tadeusz Kantor avait fait un spectacle sur ce thème, intitulé : Qu’ils crèvent, les artistes ! Venir voir un spectacle de bonne humeur est une demande inacceptable ? Comme c’est curieux? On n’évolue, je crois bien, pas dans le même monde, Monsieur Bély et ses nounous. Heureusement le mien est vaste, il date de l’antiquité, il dit : un spectacle, ça se fait à deux. Quand je parais devant les spectateurs, je le fais de ma meilleure humeur – pour donner du bonheur. Voilà où j’en suis. Mais si on me met un type renfrogné en face de moi, je serai comme Vénus, je n’y arriverai pas (à donner du bonheur). C’est comme pour tout. Vous pouvez voir une expo de mauvaise humeur, vous pouvez lire un livre de mauvaise humeur, vous pouvez écouter de la musique de mauvaise humeur et vous en apprendrez quoi ? Rien. A moins que vous n’imaginiez que l’art peut vous soigner? Mais, là non plus, nous ne sommes pas du même monde, je ne le pense pas, moi. C’est ce que Borgès, Stevens, Duras, Sarraute, Shakespeare et moi-même disons pendant une heure quinze : on ne peut que faire allusion, “la vision d’un homme ne prête pas ses ailes à un autre homme”. Et voilà pourquoi il faut être deux. Deux en forme. Vous dites que les artistes doivent être des citoyens comme les autres (ce sont les mêmes mots de la curée contre Roman Polanski) – mais vous les placez où, les artistes, s’ils n’ont pas le droit de critiquer vos critiques ou vos humeurs ? Fais ton spectacle et tais-toi ? Pas le même, pas le même monde… Je le redis : mes spectacles ne s’adressent pas à vous. Ils s’adressent à ceux qui le veulent bien (et non pas le valent bien?), c’est-à-dire à tout le monde. Vraiment exactement..»
Genod constitue sa salle : l’an dernier à Chaillot, sa page Facebook était son « flyer » ! Il n’a pas besoin de RP (d’ailleurs, notez que ce soit à Paris ou à Avignon, les institutions théâtrales ne se positionnent pas. Elles sont absentes du débat). Dans ce texte, il revient sur son concept de « bonne humeur » qu’il ne définit toujours pas. « La bonne humeur » en groupe est souvent l’injonction d’une secte qui se débarrasse de la « mauvaise humeur», trop liée au contexte extérieur. La « coupe de champagne » est une technique issue de la psychologie sociale qui vise à créer une interaction entre l’individu et le groupe. Elle facilite le lien social, mais impose une conformité de l’un à l’autre (après le champagne, difficile d’être de mauvaise humeur, de s’en prendre aux valeurs du collectif. Comme par hasard, le public est invité à la sortie à payer sa place dans le saut à champagne). Il sait que le public n’est pas particulièrement de bonne humeur quand il va au théâtre, sinon il irait au « Palace ». Dans ce texte, il décide que la relation spectateur – artiste est symétrique. Mais je m’interroge: que vient faire la bonne humeur dans ce lien?
Or, en posant la «bonne humeur» comme lien exclusif, il créé la relation asymétrique. C’est une prise de pouvoir. Genod manie la double contrainte avec talent : « le spectacle c’est à deux, mais c’est moi qui définit la relation », « le spectacle est pour tout le monde sauf pour vous» « je prône la bonne humeur, mais je m’appuie sur ma mauvaise humeur pour entrer en relation avec un spectateur critique ». Or, «la double contrainte désigne deux obligations qui se contrarient en s’interdisant mutuellement, augmentées d’une troisième qui empêche l’individu de sortir de cette situation ». Ainsi, à la lecture de son texte, je ne sais plus comment sortir de là. Lui-même, se perdant dans ses considérations, finit par une phrase qui ne veut plus rien dire (« Je le redis : mes spectacles ne s’adressent pas à vous. Ils s’adressent à ceux qui le veulent bien (et non pas le valent bien?), c’est-à-dire à tout le monde. Vraiment exactement..»).
Sur son blog, Genod précise sa pensée:
« Ce que je dis n’a rien à voir avec une bonne ou une mauvaise critique. Je me suis fâché avec Pascal Bély à l’occasion d’une bonne critique (celle de Chaillot, l’année dernière), pas à l’occasion de sa critique-contresens atroce d’il y a trois ans, Avignon, par exemple. D’ailleurs, Pascal Bély a aussi écrit l’une de mes meilleures critiques, celle pour “Monsieur Villovitch” (Marseille, il y a trois ans) qu’il faudrait que je relise, mais qui m’avait positivement soufflé. (Il y révélait mes intentions, celles que j’avais transmises aux acteurs, c’était très étonnant.) Non, c’est pas ça. (C’est très bien, les critiques, dans un sens ou dans un autre.) Il s’agit d’un désaccord de fond. Pour moi, Pascal Bély – puisque son nom est révélé ici – fait exactement le contraire de ce que je crois essayer de faire (consciemment). Exactement le contraire. Et je trouve que c’est important non pas forcément que ça se sache pour tout le monde, mais que lui le sache : nous ne sommes pas amis. Nous sommes opposés EN TOUT. Et mon spectacle pourtant offert au plus grand nombre ne lui était pas destiné. C’est personnel. (Mais peut-être que je me trompe, je veux dire, à l’échelle cosmique…)”
Genod se positionne très vite ailleurs, au niveau « cosmique » . Il ne s’agit plus d’être de bonne ou mauvaise humeur. Il ne sait pas quoi faire de ce spectateur qui n’entre pas dans le «cercle» mais qui peut apprécier son oeuvre. A l’échelle «cosmique», Genod confond relation avec le public et lien amical comme s’il fusionnait le contenant et le contenu. Sauf qu’il est un personnage public ET privé. Il n’y a quasiment plus de frontière entre l’artiste et l’homme (on connaît cela ailleurs dans le milieu politique). Le spectateur critique ne peut donc adopter le positionnement habituel quand il y a LA frontière. En ce sens, le « corps » de Genod percute le « corps » du spectateur, lui-même engagé à se définir comme hybride. Étrange Genod face à l’étrange Tadorne.
Nous sommes effectivement « ailleurs ». Le regard critique doit intégrer cette « porosité ». Le Tadorne y veille de manière à ce que “‘l’humeur” soit une information travaillée pour permette d’accéder vers l’universel, qui est le propre de l’art.
Pascal Bély-www.festivalier.net