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Boulimique Giogio Rossi.

Il me faut tenir jusqu’au bout. Je suis fatigué après cette journée de travail intense : accompagner le changement en ces temps de repli sécuritaire n’a rien d’évident dans des institutions en quête de projet. Partir d’Aix pour le Théâtre d’Arles relève d’un exploit physique et intellectuel. Et pourtant, je file droit pour assister à «La Favola Esplosa» du chorégraphe italien Giogio Rossi dans le cadre du Festival de Danse, Dansem. Miossec avec son magnifique dernier album me tient éveillé…
Sur scène, un petit théâtre avec de jolis rideaux rouges, posé sur des tréteaux, celui-là même qui nous faisait rêver enfant lorsqu’on s’interrogeait sur l’origine des ficelles des marionnettes ! Une jeune fille en sort, perruquée en blonde platine, manteau en peau de bête. Elle se déhanche maladroitement pour nous guider dans ce monde imaginaire. Le conte peut bien commencer, je m’écroule dans le fauteuil. Le début semble laborieux : ces personnages mi — homme, mi — bête  rampent à partir d’une chorégraphie qui hésite entre langages prétentieux ou ridicules. Il faut attendre le deuxième tableau pour réveiller ma fatigue ! Le conte trouve enfin le ton juste : la métamorphose sert alors de fil conducteur, le corps est au centre d’un propos  tendre et amusant. Ces cinq personnages créent leur univers burlesque avec des objets que rien ne relie a priori (une échelle, des guirlandes de roses électriques, un parapluie vert). Par magie, les danseurs jouent  les métamorphoses que nous orchestrions enfant, quand nous élaborions dans des endroits incroyables des cachettes transformées en petite maison !
Mais le conte bute sur des choix de mise en scène contestables: le burlesque, omniprésent, laisse peu de place à la fragilité (une jeune adolescente apeurée se fait voler la vedette par un homme gros qui se jette à corps perdu sur des matelas). En multipliant les tableaux tel un boulimique entrant dans une pâtisserie, Giogio Rossi perd le langage chorégraphique. En a-t-il conscience lorsqu’il nous offre à la fin des applaudissements un « bonus » dansé hésitant? Décidement, à vouloir trop en faire, Giogio Rossi s’épuise à montrer les limites de son art et finit par grossir tous les traits.

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Le Cartoun Sardines fait du théâtre: tragique.

Tragedy ou la nécessité des clowns dans l’humanité“: joli titre pour cette pièce présentée par la troupe marseillaise du Cartoun Sardines au Théâtre du Gymnase. Son origine tient en une idée (il n’y en aura pas d’autres…): “pourquoi et comment l’homme en est-il arrivé à inventer le théâtre?” Pour répondre à cette question d’une brûlante actualité, le metteur en scène Philippe Car nous propose deux pièces en une: devant le rideau, des conférenciers nous expliquent l’origine du théâtre; derrière le rideau, “La Malédiction des Atrides“, jouée en quatre épisodes pour illustrer ce besoin vital qu’on eu les hommes de se “raconter des histoires“. Le tout s’anime sous forme de farce clownesque et finit par devenir totalement indigeste. Si le texte joue un rôle mineur (à croire que les adaptateurs Philippe Car et Fabrice Raina l’ont écrit en écoutant “Les grosses têtes” de Philippe Bouvard), les décors prennent toute leur place: en carton-pâte, ils n’en demeurent pas moins imposants et vous obligent à lever la tête une bonne partie de la soirée. Leur lourdeur est à l’image de l’humour de cette pièce: gras. Les numéros d’acteurs empruntent les rictus verbaux et gestuels des comiques télévisés. Désesperant.
Pourtant, jouer un des mythes fondateurs de la tragédie aurait pu s’inscrire dans un désir d’expliquer le “pour quoi” du spectacle vivant. Or, en ridiculisant l’histoire, il range le théâtre dans l’art du pur divertissement et le positionne au même titre que l’émission de TF1 , “Vidéo gag”. C’est un kidnapping!

En finissant la pièce par un joli m
oment de poésie (sur le sens du jeu), le Cartoun s’en tire à bon compte: après nous avoir présenté du mauvais théâtre, il veut nous faire croire que tout n’était que farce. La piètre mise en scène fait partie du jeu. Cette manipulation provoque bien sûr les applaudissements chaleureux d’un public incapable d’avoir un esprit critique. J’y vois l’emprise totale d’une société du divertissement où la télévision  façonne le regard d’un public qui ne fait plus la différence entre la forme et le fond. Prêt à tout avaler, même les arrêtes de cette sardine avariée.





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Les coups de bec du Tadorne: saison 2005 – 2006.

Je vous propose une sélection de mes coups de bec au cours de la saison 2005 – 2006. Un chorégraphe, une mairie, deux journaux, un directeur de théâtre se sont fait voler dans les plumes!

Le Ballet d’Europe de Jean-Charles Gil à la Friche Belle de Mai: l’imposture rêvée…
Après « Les songe-Creux » (lire l’article précédent!), la soirée continue et le réveil est brutal! Le Ballet d’Europe (quelle appellation prétentieuse…) de Jean-Charles Gil nous propose dans ce hangar frigorifique de la Friche Belle de Mai, deux spectacles, coup sur coup…Le premier, «  » est une chorégraphie de Jorma Uotinen…C’est un spectacle finlandais… froid comme de la glace. C’est de la danse esthétisante à l’image du papier glacé d’un magazine de mode. Cela plait à ce public largement composé d’institutionnels (je reconnais Michel Pezet du Conseil Général) et d’amis des danseurs. Il n’y a aucun propos dans cette danse pretentieuse…Juste de jolis corps bien conservés par la température…Le deuxième spectacle est un supplice pour Le Tadorne, qui n’est pas loin de perdre ses plumes au milieu de ce public de fans… «  » d’une chorégraphie de Jean-Charles Gil est un hommage à Alfred Hofkunst (je découvre son existence…ignare que je suis…). C’est nul, affligeant, pauvre artistiquement. Je ne pense pas que ce type de danse puisse encore exister de nos jours. C’est un mélange de danse en "tutus" et de mouvements qui se veulent contemporains! On se croit parfois dans un film de série B (genre péplum) tant tout y est ridicule !C’est de la danse de salon, pour courtiser le Roi et sa cour. Si l’Europe est à l’image du Ballet du même nom, c’est à désesperer du rôle de la France…Il va de soi que ce ballet ne dérange rien, encore moins les institutions qui le financent.

« Les Songes-creux », spectacle franco – québéquois,  a donc sauvé cette soirée, modestement, loin de ce ballet de pacotilles…qui reçoit les beaux hommages des institutions.
Vive le Quebec Libre!
A lire les nombreux commentaires  dont le dernier sur la programmation de ce spectacle au cours de la saison 2006 – 2007.

 

En ce dimanche pluvieux, je décide d’aller au cinéma…"L’enfant" des Frères Dardenne est à l’affiche. C’est un beau film, noir et optimiste qui donne espoir en l’homme…En l’humanité…
Je sors du cinéma…Il est 17h…Que faire dans cette "ville d’eaux et d’arts"? La galerie du Conseil Général est ouverte pour une exposition au titre prometteur: "Deuxième peau…Habiller la danse". Il s’agit à travers de multiples photos et d’habits de scène de démontrer comment les chorégraphes ont habillés le corps. Les photographies de Laurent Philippe sur les chorégraphies d’Angelin Preljocaj, de Pina Baush, et de William Forsythe sont magnifiques. J’ai l’impression de faire le bilan de mon parcours de jeune spectateur chorégraphique…Quelques costumes de Découflé et de Jean-Paul Gautier agrémentent cette belle exposition…En quittant les lieux, je fais part à l’hôtesse d’accueil d’une erreur dans la légende d’une photographie d’Angelin Preljocaj. Elle ne prend même pas la peine de noter ma remarque: "je ne fais que de la surveillance". Le Service Public me désespère parfois…En sortant, je croise Angelin Preljocaj qui se rend à l’exposition…!
Cette exposition se tient dans un contexte pour le moins tendu. L’absorption du festival "Danse à Aix" par le Centre Chorégraphique National (Les Ballets Preljocaj) soulève la polémique. Cette décision prise par Mme Joissains, Maire UMP et par la DRAC est inacceptable à plus d’un titre:
– Au regard des procédures de Délégation de Service Public (puisqu’il s’agit de "changer d’opérateur" dixit le Maire, pourquoi n’y-a-t il pas un appel d’offres? C’est une question de transparence et d’égalité.)
– Au regard de l’absence de projet artistique de substitution. Sur quel projet ce transfert s’opère-t-il? Nous n’en serons rien tant le silence des "adjoints" à la culture de Mme Joissains et des Ballets Preljocaj est assourdissant. Pourtant, c’est une question légitime si l’on veux bien se mettre à la place du festivalier contribuable citoyen!
– Au regard des confusions dans les positionnements. Ginette Escoffier, ancienne Directrice de "Danse à Aix" est membre du Conseil d’Administration des Ballets Preljocaj.  Bizarre, non? N’y-a-t-il pas conflits d’intérêts ou tout au moins une éthique à respecter?
Entre:
– L’aberration d’une telle décision d’un point de vue moral, politique et juridique,
– Le piètre bilan artistique de l’édition 2005 de "Danse à Aix" (à lire mon bilan, tellement annociateur de la tempête actuelle!)
– et mon attachement au travail artistique d’Angelin Preljocaj,
…ce soir, je n’arrive pas à être manichéen.
En effet, je me souviens encore de l’édition en mai 2004 de "Corps à coeur", festival crée par les Ballets Preljocaj ou durant une semaine, j’ai pu découvrir de magnifiques chorégraphes et danseurs venus de l’Europe entière (voir même de Russie avec Olga Pona). Je me souviens d’une belle ambiance parmi le public, ravi de découvrir ces propositions étonnantes (Comment oublier  Lisbeth Gruwez dansant sous une pluie d’huile d’olive dans " Quando l’uomo principale è una donna" de Jan Fabre). Je rêve donc d’un festival 2006 à l’image de ce "Corps à coeur"…si bien habillé! Je ne saurais trop vous conseiller de vous rendre sur www.ladanse.com. La rubrique sur "Danse à Aix" est éloquente. Les réactions sont violentes, sans distance et sans proposition pour un  projet alternatif.  Il fallait  une autre orientation pour "Danse à Aix". A force d’isolement, d’enfermement dans des choix artistiques dépassés et d’absence de mise en réseau avec Dansem, Les Hivernales, Objectif Danse, "Danse à Aix" s’est laissé piégé par l’arbitraire.
Les danseurs peuvent aller se rhabiller…Le Service Public me désespère parfois…Aix en Provence et ses édiles, souvent…

A lire sur le même sujet:

Le bilan de "Danse à Aix", édition 2005.
La fin de "Danse à Aix"…suite!

Danse à Aix: le renouveau?
Danse à Aix : petit enterrement entre amis…

Comme beaucoup d’Aixois, j’attendais depuis longtemps cet événement : « Cézanne en Provence » au Musée Granet. Pour éviter une foule prévisible, j’avais réservé en nocturne à partir de 21h. Le contexte autour de cet exposition est loin d’être léger. Le concert de musique classique prévu au pied de la Sainte Victoire le 5 juillet en hommage à Cézanne affiche complet alors que les places pour les Aixois sont réduites à la portion congrue. La colère dans la population est perceptible, reprise par l’opposition municipale qui n’en attendait pas tant pour décrier la gestion pour le moins hasardeuse de cette manifestation. Les premiers jours de l’exposition furent chaotiques (absence de signalisation dans les salles, visiteurs perdus, manque de matériel audio, …). Pour ma part, j’ai eu quelques difficultés avec le site internet de « Cézanne 2006 » (allez-y faire un tour, c’est un labyrinthe sans nom et sans visibilité). Un mail envoyé à la responsable de la communication n’a pas suffi pour y voir plus clair. Sa réponse m’a néanmoins interpellé sur son niveau de compétences (« je ne suis pas là pour faire plaisir à tout le monde » m’écrit-elle alors que je m’étonne de la difficulté à naviguer sur le site. Il me semble pourtant que son métier, est justement de faire plaisir !).
J’arrive donc au musée Granet où pléthore de personnel nous attend. La culture créée donc des emplois dans le Pays d’Aix. Je m’étonne toutefois de la tenue vestimentaire des salariés vacataires. Elle  tranche avec la portée internationale de l’évènement. Si la tenancière de la ville est loin d’être un modèle d’élégance, je suis surpris de retrouver dans un musée des habits d’un si mauvais goût (jupe courte, ceinture dorée sur les fesses, tongues, tee-shirt moulant,…). Je n’ose évoquer le comportement pour le moins troublant de certains gardiens dans les salles à l’égard des femmes et d’un groupe d’Américaines en particulier. Bref, sans vouloir passer pour un ringard, je pense que Cézanne et le Musée Granet méritent des professionnels de l’accueil. Cela dit, les Aixois n’ont jamais reconnu ce peintre de génie. Un siècle plus tard, rien n’a vraiment changé tant les conditions de visite de l’exposition sont exécrables ! Les groupes se succèdent à un rythme qui faiblit seulement vers 22h. Il fait chaud, le parquet sous les pas des visiteurs fait un bruit insupportable. Ces derniers n’hésitent d’ailleurs pas à téléphoner avec leur portable.
Que dire du choix de réduire Cézanne à la Provence ? Il est sûrement justifié par le désir de faire un joli coup marketing ; l’affluence des visiteurs le confirme. Au sein même du thème, les commissaires de l’exposition ont encore réduit en créant une salle dédiée à La Sainte Victoire ! Toutes ces cases provoquent une lourdeur que seule la salle dédiée aux aquarelles sauve (même si l’éclairage est indigne).

Cézanne n’est pas respecté. Le public encore moins. Le tout donne une image peu glorieuse d’Aix en Provence et de la culture en Région. Nul doute que les chiffres de fréquentation battront des records. Je ne suis pas sûr que « Cézanne en Provence » soit un modèle d’exception culturelle à la française. Tout juste un excellent mariage entre la culture Dysney et l’absence de projet politique culturel global.


Depuis  2003,  la mairie UMP – Sarkosienne dirigée par Mme Joissains Masini nous facilite l’entrée dans l’hiver avec « le Festival de la Chanson Française ». En bon festivalier, je ne pouvais pas passer sous silence cette manifestation haute en couleurs comme en témoigne le projet :

« L’idée forte de ce festival d’AIX en Pce et du Pays d’AIX, ville de ZOLA, écrivain et pamphlétaire, est de faire émerger de jeunes Auteurs Compositeurs Interprètes qui se produisent tout au long de l’année, dans la région et au-delà, privilégiant l’écriture »

Je vous laisse admirer la qualité littéraire de l’écriture publicitaire (Provence devient …Pce) ; elle  laisse présager de grands moments romanesques lors des « ateliers ». Après avoir mis Aix en Provence à la sauce Cézanne, voilà cette ville d’arts ( ?) mariée à Zola…Seule la fête de l’Humanité pourra rivaliser avec une telle ambition ! Jugez plutôt : Dany Brillant, Michel Delpech, Paris Combo, Enzo Enzo, Charlélie Couture. Ce ne sont que les têtes d’affiche mais vous aurez constaté la forte connotation « pamphlétaire » de cette programmation qui se produira au PASINO, lieu de l’argent et du paraître.

Alors bien sûr, il y a quelques artistes intéressants….enfin une… Pauline Croze qui se produira en première partie d’Olivia Ruiz (cherchez l’erreur…) alors qu’elle méritait à elle seule une soirée. 

Pour le reste, quelques artistes révélés par FIP (DE RIEN, Tom Poisson…ennuyeux…) mais cela ne saurait relever le caractère franchouillard de cette manifestation de proximité (elle se produit dans les différents villages du Pays d’Aix…vive l’intercommunalité à la sauce France d’en bas !).

Ce festival démontre son absence totale d’ambition et d’ouverture vers l’Europe et le monde. Existe-t-il une chanson française qui la distinguerait de la chanson espagnole ? La langue ne fait pas la différence, comme la danse ne saurait être clivée par rapport au théâtre (j’ai retenu les leçons du festival d’Avignon !!).

De plus, ce festival a l’obscénité de proposer la tarification la plus élevée de la saison dans son domaine (entre 15 et 35 euros) quitte à brader les places au dernier moment comme l’an dernier pour le concert de Miossec (de 33 euros à 22 euros…Miossec a du apprécier la solderie!)

En un mot, voilà l’un des festivals :

– les plus chers de la saison.

– crée pour légitimer l’action de l’un des élus responsables à la culture, Mme Patricia LARNAUDIE (il n’y a en effet plus une délégation mais des compétences partagées entre plusieurs politiques proche de Mme Joissins…cherchez la cohérence),

Incapable de s’associer avec  "Les Correspondances de Manosque" (allant jusqu’à se produire cette année à la même période…un comble !) alors que le lien entre la chanson et le texte y est depuis longtemps affirmé. Cela promet lorsqu’il faudra définir une politique culturelle de territoire entre Aix et Manosque avec le projet ITER!

Vous l’aurez compris…gardons notre argent pour « la Fiesta des Suds » et pour « Les correspondances de Manosque » et fuyons ce festival  au message politique trouble par ces temps de repli.


En parcourant le journal "César", bimensuel régional sur l’actualité culturelle régionale, gratuit n° 228 du 11 au 25 janvier, j’ai eu la désagréable surprise de lire sous la plume d’Agnès Freschel une critique de "One More Time" de Jean-Charles Gil, évoqué sur ce blog: "un placement classique, avec des pointes et en-dehors, allié à une énergie contemporaine et une construction abstraite, fondée sur la succession des lignes et des formes: le résultat est ébouriffant". En résumé, Agnès Freshel nous fait un cours de technique de danse pour signifier la pauvreté du discours artistique!! Elle est d’ailleurs bien incapable d’aller sur ce terrain! Elle nous en remet une couche lorsqu’elle s’aventure à formuler une critique sur "Les Songe-Creux" de la compagnie "La parenthèse": "en renonçant à l’appellation de "ballet" pour s’orienter vers une danse – théâtre jugée plus "contemporaine", Christophe Garcia entraîne sa compagnie vers des techniques théâtrales qu’elle maîtrise mal, pariant sur un texte indigent et des clichés scénographiques. La danse reste belle, quand elle s’impose".Voilà ce que produit la presse gratuite. Du technique, sans fond. Florence Aubenas journaliste à "Libération" proposait lors d’une assemblée générale la gratuité pour sortir son journal de la crise. Techniquement recevable…

Je suis abonné depuis maintenant deux années aux Inrocks. J’ai abandonné Télérama après 15 ans de fidélité pour un hebdo plus ouvert aux tendances culturelles du moment, plus « politique » et loin de la pensée unique du « Monde » propriétaire de l’hebdomadaire. Grâce aux Inrocks, j’ai découvert des artistes que je n’aurais jamais rencontrés autrement (cf. mon prochain bilan 2005).
En recevant hier le n°527, le titre était prometteur (« Théâtre et Danse 2006 ; les meilleurs spectacles du début de l’année"). Différentes œuvres sont sélectionnées et je sens bien que la France est dans une période artistique florissante. Et puis…LE CHOC…Trois spectacles, trois cauchemars d’Avignon 2005, sont sélectionnés par « Les Inrocks » :
Les deux spectacles de Gisèle Vienne : « Une belle enfant blonde » et « I Apologize ». En  juillet 2005, j’écrivais: « la cohabitation entre des poupées pré pubères et des acteurs jouant leur perversité me met très mal à l’aise. C’est du théâtre de Backroom pour public averti… ».
Certains y avaient vu une apologie de la pédophilie et j’avoue avoir eu envie de vomir (au sens strict du terme) à la vue de ces œuvres dégoulinantes de cruauté. Gisèle Vienne n’a pas rencontré le public d’Avignon, même le plus fervent de la ligne adoptée par les directeurs du Festival (dont je suis). "Les Inrocks" trompe ses lecteurs en donnant à Gisèle Vienne une publicité loin d’être à la hauteur de son "talent". Dois-je comprendre qu’il y a entre certains auteurs et critiques une promiscuité quelque peu inquiétante ?
– Le troisième spectacle retenu est le célèbre « After / Before »  de Pascal Rambert. Les  Inrocks" souligne : « Reprise attendue du spectacle le plus méchamment massacré lors de sa création au Festival d’Avignon 2005 ». On pourrait à juste titre se demander :
1- Mais par qui est attendu ce si mauvais spectacle ?!
2- Que veux donc bien dire l’expression « méchamment » ?
L’auteur de cet article sous entend que spectateurs et critiques auraient été cruels avec ce metteur en scène soi-disant si tendance !
En juillet 2005, j’écrivais : « Au commencement de cette œuvre, une question très linéaire que Rambert pose à des terriens au hasard de ses rencontres à travers le monde: « En cas d’une grande catastrophe, d’un « nouveau déluge », qu’emporteriez-vous surtout du monde d’avant pour le monde d’après ? ». A cette question d’une paresse intellectuelle effroyable, les terriens s’efforcent de donner des réponses complexes, drôles, réfléchies, percutantes, jamais ennuyeuses au cours d’un film projeté au début du spectacle. On y entend les réponses intelligentes d’Olivier Py et de Christine Angot. Une jeune fille souligne tout de même que l’on ne peut prendre un élément en dehors de son contexte ; Olivier Py évoque l’impossibilité d’isoler un élément d’un tout (à croire qu’ils ont tous lu Edgar Morin !). Une femme émouvante parle du temps à ne plus perdre, de la communication à ne plusdisqualifier. Bref, ces terriens sont formidables ! Ils sont tous porteur d’un tout, d’une globalité. Ce film est un petit bijou ; la pièce aurait pu s’arrêter là et ARTE aurait signé pour le diffuser au cours d’une Théma ! Mais Pascal Rambert a une toute autre idée de la question et des réponses (après tout c’est son droit). Son point de vue consiste à recycler les paroles des terriens! Pour cela, il démonte les paroles, coupe, remonte à sa guise. Les jeunes comédiens sont isolés chacun dans une rangée où trône à la fin une personne plus âgée. Les deux générations essayent bien de communiquer, mais en vain (On est loin de« Trois Générations » de Jean-Claude Galotta). Tout est cloisonné, les paroles sont isolées de leur contexte (seule la Télévision sait faire aussi bien !), voire disqualifiées (la réponse d’Olivier Py est ridiculisée). Un chien sur le plateau fait diversion et amuse un public manifestement désemparé pour en rire! Non content de s’en tenir à cette première relecture des « terriens », Rambert nous remet le couvert avec une mise en musique et donc en paroles ! Et là, l’apocalypse, le vrai déluge de Rambert sous nos yeux…Les comédiens chantent faux, dansent comme à l’école primaire, se déguisent pour un carnaval funèbre. Des cris fusent du public (« Rendez-nous le chien » !);  j&
rsquo;ai honte de cette création et pitié pour ces comédiens ! A sa propre question, Rambert n’emporte même plus les paroles des terriens et engloutit la création du festival d’Avignon dans un océan de ridicule… 
»
Derrière l’expression « méchamment », "Les Inrocks" se moque bien du public d’Avignon.
Finalement, qui est le plus méchant ??


Ainsi va la vie culturelle en région PACA…
Après la disparition de « Danse à Aix », la programmation sans surprise du Toursky à Marseille, les précautions du Théâtre des Salins de Martigues pour un public effrayé par son ombre (!), le chanteur Florent Marchet (ou du moins son producteur) décide d’annuler la résidence qu’il avait prévu à Cavaillon dès janvier 2006. J’avais pas mal d’attentes après son beau premier album et ses prestations réussies aux "Correspondances de Manosque". Il avait prévu de préparer son deuxième album à Cavaillon.
Ci-joint les explications de Jean-Michel Gremillet, directeur de la Scène Nationale de Cavaillon :
« En créant il y a une dizaine d’années les résidences de création chanson, l’un des objectifs du Ministère de la Culture était de créer les conditions d’un dialogue entre public et privé, entre des théâtres comme le nôtre, et des producteurs dont les logiques sont souvent plus industrielles que culturelles. La résidence que nous avions imaginée début 2005 avec le chanteur Florent Marchet et son producteur était pleine de ces utopies qui auraient séduit un large public. Mais voilà, la seule dynamique de la Scène nationale n’aura pas suffi, et nous avons fini par renoncer.
Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est le même producteur qui nous a privé, avec une trentaine d’autres villes, et sans raison véritable, de la venue de la chanteuse Camille.
Un autre hasard ? L

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La saison théâtre 2005 – 2006: les coups de coeur du Tadorne.

Vous trouverez ci-dessous mes coups de coeur de la saison de théâtre 2005 – 2006 en Provence et ailleurs…

« sx.rx.Rx » de Patricia Allio : une œuvre rare au KunstenFestivaldesArts.

J’appréhendais de voir cette pièce. La lecture du dossier de presse ne me rassurait pas : « Dramaturge et philosophe, Patricia Allio découvre les écrits de Samuel Daiber – juif au canton de Neuchâtel- fugueur dès l’adolescence, interné à partir de 1948 jusqu’à sa mort pour cause de résistance aux conventions, déchu de tout. Elle porte son choix sur les extraits de lettres manuscrites, en particulier, celles de 1954. Elle se passionne pour l’art brut à la manière de Dubuffet : comme l’expression d’une insurrection. Elle porte son choix sur une lettre manuscrite que Daiber adresse à son médecin en 1954. « Sa langue re-rythmée nous parle de notre propre enfermement dans le langage. » Une écriture comme étrangère et pourtant familière, (dés)articulée de pulsions graphiques, de déformations phonétiques, de néologismes, « une écriture vocale qui attendait un corps. » Un acteur, un espace, la lumière… ». Patricia Allio n’a manifestement peur de rien. Sa création coproduite par le Théâtre National de Bretagne et jouée à Bruxelles va faire l’effet d’une bombe dans mon cerveau de spectateur. Dans ma vie.
Doucement, sur l’écran, se dessinent en continu les contours du décor puis, le trait fait place aux images. La vue se brouille car la vidéo projette ce que je suis en train de voir…Un homme arrive avec son costume aux couleurs décalées.
Il parle et son langage est incompréhensible. L’enchaînement « sx.rx.Rx » (entraînez-vous à le dire !) ponctue ses phrases déconstruites, comme un point final. Les mots s’entrechoquent, s’inversent, se relient, se cloisonnent. J’ai peur de ne pas comprendre. Comment m’échapper du sens des mots ? Comment éviter de passer à côté de cette pièce ?

Il marche devant la vidéo, puis derrière. Parfois, il est devant et derrière, entre conscience et inconscience. Le dispositif scénique est saisissant de beauté car il dessine un nouveau cadre pour appréhender la complexité. Je me sens sortir de mon conditionnement linguistique (vouloir à tout prix comprendre le sens des mots !).  C’est l’articulation entre lui, ses mots et la vidéo qui fait le langage ! Je lâche… 1 + 1 ne fait pas 2 mais 3 ! La réalité n’existe pas. Elle est une construction que nous opérons. Patricia Allio nous aide à élaborer cette réalité pour entrer en relation avec Samuel Daiber, joué par Didier Galas, acteur magnifique. Par sa puissance sur scène, il nous guide à entrer dans son univers, à nous réapproprier ses mots. Sa réalité pourrait devenir la mienne. Je me surprends à l’aimer. Le moment où il évoque la Suisse, métaphore de l’enfermement par ses frontières (qui se dessinent sur l’écran vidéo), provoque l’hilarité ! Jamais on m’avait parlé avec autant de justesse de la Suisse ! Je jubile…Quand il passe de la vidéo à la scène, quand il monte sur la rambarde du théâtre en m’obligeant à la suivre des yeux jusqu’à le perdre, je construis mon propre cheminement. De vertical, je me sens transversal. Et toujours ses mots qui me percutent, me bousculent. Leur sens n’a plus d’importance. Le sens vient de mon ressenti.

La force créatrice de cette œuvre réside également dans le profond respect de Patricia Allio pour les écrits de Samuel Daiber. Elle nous les offre pour que nous baissions la garde. Elle fait de la scène un cadre capable de nous faire voyager aux limites de notre inconscient comme le ferait un patient sur le divan lorsqu’il évoque son dernier rêve.
« Le théâtre doit maintenir ou créer des espaces – temps communs d’incertitude qui fissurent les représentations sédimentées de nous-mêmes et du monde ». Patricia Allio.
« sx.rx.RX » est un chef d’œuvre.

Dix spectateurs sont habillés en blouse blanche et se font face des deux côtés de la scène. Du linge pend et les draps blancs de l’hôpital psychiatrique font office de cloisons mais permettent aussi au théâtre d’ombres de faire son cinéma. De petits films y sont projetés, images de l’inconscient où se nichent nos histoires, nos rêves et nos fantasmes. En plaçant une partie du public sur scène, puis en nous offrant un petit verre de vin au cours du spectacle, Christian Mazzuchini seul acteur et metteur en scène, positionne « Psychiatrie / Déconniatrie » comme un acte créatif dont le public sera l’auteur actif. Il s’agit de nous faire rire, de nous aider à baisser la garde, à sortir de notre irrationnel pour entrer dans le monde loufoque du psychiatre catalan François Tosquelles dont on ne sait plus s’il est « le » fou, le médecin ou le double de Salvador Dali. Toute la pièce est alors une série de va et vient entre ces trois personnages ainsi qu’une alternance de textes écrit à la fois par Serge Valletti, auteur marseillais, et par François Tosquelles, pionnier en France de la psychothérapie institutionnelle.

La force de cette pièce est de faire apparaître l’inconscient par un procédé créateur, proche de la psychanalyse, à l’instar d’un Dali qui développa dans les années 30, avec le mouvement surréaliste, sa méthode paranoïa critique. Ainsi, Christian Mazzuchini associe librement des idées, multiplie les contrepéteries, et se libère des traumas de l’enfance par la parole. L’inconscient est ainsi structuré comme un langage! Christian Mazzuchini est époustouflant car il incarne ces milliers de patients qui se sont libérés par la psychanalyse (dont votre serviteur). Il n’est jamais dans l’excès mais toujours respectueux de la parole qu’il porte, comme le serait un psychanalyste à l’écoute de son patient. Sa mise en scène s’articule entre le réel et l’inconscient (le film sur le champ de coquelicots fait rêver…c’est le cas de le dire !). Le chien qui l’accompagne devient patient. Il est tellement humain que cela en devient troublant. Ainsi, plus le spectacle avance, plus je me libère par le rire. Je me sens profondément respecté. Je ressens le texte comme un cadeau offert au public, avec force et humilité. Mais surtout, je reconnais, je ressens l’espace psychanalytique tel que je le vis…je me vois sur scène, sur ce divan…Troublant!
Avec « Psychiatrie / Déconniatrie », Christian Mazzuchini et Serge Valletti signent là un magnifique manifeste pour la psychanalyse. Il résonne d’autant plus que le gouvernement UMP tente d’en limiter la portée à coup de rapports d’expertises médicales positionnant les théories comportementalistes dans le champ de la clinique.
Le Roi Ubu nous gouverne…Libérons-nous en !  Allons au Théâtre! Directeurs de Théâtre, soyez fou: programmez
« Psychiatrie / Déconniatrie »!
Osons le Divan sur scène..

« Je prends constamment appui sur le sol de l’enfance, c’est là que j’avance avec le plus de certitude. Il importe de retrouver les cailloux que l’enfance a laissés, eux seuls permettent de ne pas s’égarer dans les dédales de la vie adulte »
François Tosquelles.
A lire, "L’after / Before" de ce spectacle!

Un beau pas de deux, avec Pippo Delbono dans "Le temps des assassins".

Ce mardi 10 janvier 2006 signe le jour des retrouvailles avec le public du Théâtre des Salins, avec mes escapades théâtrales et…Pippo Delbono! Au Festival d’Avignon en 2002, je me souviens avoir été profondément ému et bouleversé par trois spectacles de cet artiste hors normes (« La rabbia » ; « Guerra », « Il silenzio »). En 2004, toujours au Festival d’Avignon mais à la Carrière Boulbon , « Urlo » m’avait laissé perplexe. Je me sentais à distance comme si l’immensité du lieu m’avait éloigné  du propos de Pippo Delbono.
Trois ans plus tard, « Le temps des assassins », pièce créée en 1987, se joue dans un contexte totalement différent (un théâtre en hiver, deux acteurs au lieu de la troupe habituelle de Delbono, composée d’une dizaine de personnes). Je me prépare à voir cette pièce autrement, en dehors d’un festival, plus à distance que d’habitude. Finalement, j’accueille cette oeuvre dans toute sa complexité comme si j’apprivoisais au fil du temps le style artistique de Delbono. Il a de quoi dérouter : est-ce du théâtre ou de la danse – théâtre comme le suggèrent les deux acteurs vers la fin du spectacle ? Comme quoi, dès 1987, Pippo Delbono posait les termes du débat qui ont tant enflammé le festival d’Avignon l’été dernier ! Que nous racontent ces deux acteurs (Pippo Delbono et Pepe Robledo, magnifiques) ? S’en tenir au texte est une gageure (l’accent italien ne permet pas de tout comprendre !) ; s’appuyer sur l’histoire l’est tout autant ! Quand à la chorégraphie, là n’est pas le propos principal ! Alors, qu’écrire, qu’en dire ? Ce sont deux histoires (l’un est italien, l’autre est argentin) qui s’entrechoquent, se lient, se défont…Chaque histoire est illustrée par des danses, des cris, des objets (la petite poupée, Pinocchio,..)… Ces histoires pourraient être les nôtres ; ces deux acteurs nous montrent la difficulté de communiquer quand tout est souffrance, quand on est à la limite de la folie, de l’exclusion. La scène où Pippo Delbono danse, ligoté à sa chaise, nous oblige à affronter la différence. Boulversant.
Le public réagit parfois (faut-il rire ou pas ?)et la tension dans la salle est palpable. Je reste accroché à ces deux histoires et c’est le talent de Delbono de nous relier de la sorte. Il y a une puissance émotionnelle dans « Le temps des assassins » qui en fait une œuvre majeure et intemporelle. Malgré tout, je ressens la difficulté d’écrire, comme si Delbono touche l’intime et m’empêche de me livrer sur ce blog.
Je garde donc précieusement ce lien au fond de moi et je vous invite à vivre cette relation unique avec ce « théâtre à l’estomac » comme le dit si bien Pippo Delbono.
Je vous souhaite une belle année…qu’elle soit liante…


En arrivant au Théâtre du Gymnase, l’ambiance est feutrée pour la dernière création d’Hubert Colas, trilogie composée des courtes pièces de Martin Crimp, « Whole blue sky », « Face au mur » et « Tout va mieux ».Pendant que le public s’installe, un jeune acteur cravaté au regard froid attend sur une scène parsemée de ballons blancs. D’emblée, j’ai l’impression de me retrouver l’été dernier dans l’attente des spectacles de Roméo Castellucci lors du Festival d’Avignon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « Face au mur » est une co-production d’Avignon 2005. Le décor minimaliste d’Hubert Colas semble signifier une rupture, à l’image de certaines oeuvres de l’été dernier. Je m’attends donc à passer un moment…tragique!

Dès « Whole blue sky », je suis happé par le texte de Crimp et le jeu des comédiens. Le texte percute car il parle tout à la fois de notre intimité (l’amour, la famille,…) et de notre société. Le style de Crimp par ce jeu rationaliste et froid de questions – réponses entre les acteurs, m’évoque le modèle libéral de l’Angleterre de Tony Blair. La violence décrite par Crimp est souterraine, imperceptible à l’œil nu, peu médiatisée mais elle ronge notre société à l’image du corps des acteurs bien qu’immobiles, semblent gagnés par la rage. Je ressens viscéralement le texte de Crimp car, loin du bruit médiatique, il parle de cette société qui, pas à pas, se dirige vers la violence la plus ordinaire, vers le fascisme le plus édulcoré, à l’image de ce militaire, mirage de cet océan de ballon blancs qui clôt la pièce. Le décor minimaliste est un leurre comme ce que nous donnent à voir les médias et les politiques. Loin de nous aider à lire ce monde chaotique, ils alimentent cette violence pour mieux nous délivrer les remèdes les plus simplistes. Pour accentuer ce trait, la mise en scène d’Hubert Colas comportementalise le jeu des acteurs. Elle est à l’image d’une société qui, pour soigner la violence, codifie les comportements pour mieux les contrôler. La force de la mise en scène de Colas est de positionner la trilogie de Crimp dans cette sorte d’immobilité apparente alors que ce trame des processus d’une violence inouïe.. Il arrive que le public rit par facilité mais la tension est palpable dans la salle. Le final avec la sublime musique d’Arcade Fire renforce l’aspect dramatique de la pièce et positionne pour longtemps « Face au mur » dans la modernité.
C’est une pièce politique. Aussi précieuse qu’un édito de Philippe Val dans Charlie Hebdo. Et ce n’est pas une caricature.


Au Festival de Marseille, « L’homme de février » dépasse la dose prescrite.

C’est avec cette œuvre inclassable que s’ouvre le Festival de Marseille ! J’ai la douce impression de poursuivre le KunstenFestivaldesArts de mai dernier à Bruxelles tant « l’homme de février » de Gildas Milin est profondément transdisciplinaire.
Nous arrivons au Théâtre de la Criée de Marseille et les comédiens (habillés en tenue de plongée) nous accueillent dans une petite salle. Une centaine de personnes prend place à partir d’un dispositif bifrontal. Cette proximité avec les acteurs et le public n’est pas anodine ; elle nous plonge au cœur de la folie, de la déconstruction. Pour entrer dans « l’homme de février » autant oublier nos schémas rationalistes (des acteurs, un texte, un début, une fin) ; seule un telle disposition de la salle peut aider le public à se laisser aller à sa créativité.
Décidément, après « Psychiatrie / Déconniatrie » de Serge Valletti, « VSPRS » d’Alain Platel, « sx.rx.Rx » de Patricia Allio, « Lugares Communes » de Benoît Lachambre, je suis en quelques mois projeté dans l’univers de la déconstruction. Coïncidence ? Mouvement artistique de fond ? Toujours est-il que depuis la crise de l’intermittence en 2003, les frontières entre les disciplines me paraissent bien poreuses. Théâtre, danse, arts plastiques, musique, tout semble s’enchevêtrer pour mieux déconstruire nos schémas linéaires. Dans ce monde complexe, ouvert,  le rationalisme scientifique rend fou, le politique prend le contrôle des comportements pour mieux s’immiscer dans la psyché (l’UMP légifère sur la psychanalyse, Sarkozy veut détecter les actes déviants dès le plus jeune âge). Les artistes alertent et nous positionnent au cœur de cette prise de conscience : les théories comportementalistes nous amènent tout droit vers le fascisme. Vouloir contrôler la psyché pour faire face à la complexité est une pure folie. Gildas Milin le sent et compte bien nous le faire sentir. Mais je suis fatigué ce soir : j’ai travaillé avec une équipe de la petite enfance toute la journée pour les accompagner à se décloisonner, à tendre vers la vision globale, la créativité…
Cristal arrive sur scène (magnifique Julie Pilod) ; elle ne cesse de répéter « je ne suis pas sûre ». Elle court, se jette à terre, se relève. Les mots sont mécaniques, comme un robot. Elle est entourée de huit plongeurs qui, comme dans une salle des machines, donnent des consignes. Cristal, chanteuse de rock de son état, est donc sous contrôle et l’espace scénique semble sous l’œil d’une vidéosurveillance. Cristal est désespérément seule et la prise de médicaments est son alternative pour survivre dans ce monde si complexe. Elle se promène avec sa mallette remplie de potions (des bêta – bloquants) qui vont diffuser dans son corps des milliers de molécules aux missions très précises (être rationnel, avoir des émotions contenues,…). Christelle, son amie, veut l’aider pour sortir de cette souffrance. Elle invente un clone, « l’homme de février », dont le pouvoir est de la rendre heureuse. Ce clone la suit du regard; il s’installe dans le public (comme un simple spectateur) ; se lève parfois pour être à côté d’elle puis reprend sa place parmi nous. S’enchaîne alors différentes scènes où alterne transe, conscience, et inconscience. Nous voyageons dans la psyché de Cristal. Comme des voyeurs, nous rions, observons les moindres faits et gestes. Certains spectateurs n’hésitent pas à se déplacer pour changer d’angle de vue notamment lors du concert où Cristal semble se jeter à corps perdu dans le rock (magnifiques comédiens – rockeurs – musiciens !). Je bouge peu comme intrigué par ce que je vois et entends. Et pourtant, je ne cesse de bouger dans ma tête : est-ce du théâtre ? de la danse ? un concert Rock ? En fait, l’histoire de Cristal prend sens à partir du regard que je porte sur elle. Je peux y voir ce que je veux. Par cette prouesse artistique où nous passons du réel à l’imaginaire, Gildas Milin m’envoie de beaux anti – bêta – bloquants qui donne à l’ensemble un aspect euphorisant, ouvert et me positionne comme spectateur actif. Au bout de deux heures trente d’un spectacle mené tambour battant, je sors quelque peu sonné, mais heureux d’avoir assisté à une œuvre « politique » en ces temps de perte de créativité dans les milieux médiatico – politique.
Arrivé au parking, cinq membres d’une équipe petite enfance que j’accompagne comme consultant dans une collectivité m’interpellent. Elles sortent d’un repas où elles ont travaillé leur réseau. Je n’en reviens pas de cette coïncidence. Face à l’incertitude, au complexe, elles répondent par le collectif, le transversal et le projet. J’ai rencontré les « femmes de juin »…

Le Festival de Marseille fait tomber les murs de La Criée avec « Eraritjaritjaka – Musée des Phares »

« Que va-t-il encore m’arriver ce soir ? ». Telle est ma question alors que j’arpente le hall du Théâtre de la Criée pour le deuxième spectacle du Festival de Marseille. Le titre imprononçable de la pièce, le texte opaque de la bible brouille les pistes. Installé, je tente de me laisser aller. Un quatuor prend place sur scène, lumière blanche, sol noir et Bach en introduction. Un homme arrive en costume trois-pièces (sublime André Wilms) et le décor se transforme. La lumière bouge, le suit et l’éclaire comme s’il cherchait la voie, le chemin. Il joue des fragments de textes d’Elias Canetti (1905 – 1994), prix Nobel de littérature. La mise en scène d’Heiner Goebbels prend alors des allures féeriques : l’homme s’amuse avec des robots comme avec un animal de compagnie. Métaphore d’une société déshumanisée, les textes poétiques de Canetti frappent par leur justesse et leur résonance. Mais je me sens enfermé, comme s’il n’y avait plus d’échappatoire dans cette société en perte de sens. Où vais-je dans ce spectacle ? Je suis rapidement perdu comme si je n’arrivais plus à relier le texte, la musique et le jeu de l’acteur. Fatigue ? Incompréhension ? Un vacarme envahit la salle ; les lumières dessinent sur la scène par petits points une ville futuriste. Je perds définitivement pied.
Une maison en miniature arrive sur scène ; comme suite à un numéro de magie, elle se met à fumer et s’éclaire pour finalement finir en fond d’écran où va se projeter l’impensable ! L’homme quitte la scène, accompagné d’un caméraman. Nous suivons son périple sur la « maison- écran ». Une voiture l’attend devant le Théâtre de la Criée. Installé à l’arrière, il nous parle avec les mots de Canetti. Rêve ? Réalité ? Je ne sais plus où je suis: comment Goebbels peut-il oser cela, nous laisser converser avec ce quatuor dedans alors que le comédien est dehors. Arrivé  de l’autre côté du port, il sort de sa voiture et entre chez lui. Le journal « La Provence » daté d’aujourd’hui est à terre. Nous rions. Il est donc bien dehors. Le cameraman accompagne les mots avec brio. Pour la première fois de ma vie de spectateur, la vidéo est une oeuvre d’art à part entière tant les mouvements de la caméra sont poétiques (moment de pure beauté lorsque le vieil écrivain est filmé à travers les grilles de la planche à repasser !). Nous partageons son intimité alors qu’il se prépare une omelette (on sentirait presque l’odeur dans la salle). C’est bon, je suis avec lui. Comme devant un tour de magie, je suis émerveillé de la prouesse technique et artistique. Et puis, tout se brouille à nouveau comme un poème dont le livre se transformerait au fur et à mesure que vous le lisez : de papier, il devient écran puis partition de musique. Par quel miracle, retrouvons-nous le sur scène avec le quatuor ? Comment peut-il être ici et là ? Le lien avec ce vieil homme attaché à son écriture pour vivre, m’envahit. Je me sens dedans sa maison et dehors pour l’observer. Le metteur en scène Heiner Goebbels signe une pièce majestueuse, car il brouille nos repères et nous positionne comme acteur de ce que nous voyons. Cette posture du dedans – dehors est une réponse au texte pessimiste de Canetti pour qui la société perd le sens. Le fait même que je quitte ce spectacle heureux, curieux, ouvert prouve à quel point la mise en scène de Goebbels donne cet espoir dont nous avons besoin : un monde ouvert où la pluridisciplinarité, en abattant les cloisons de nos maisons, ouvre le plus beau des chantiers : reconstruire ce que l’on n’avait pas prévu.

Le Festival de Marseille dépoussière avec "A-Ronne II"

Il fallait quand même oser ! Programmer «A-Ronne II » au Gymnase,  lieu du conformisme théâtral, a de quoi décoiffer même les perruques les mieux amarrées. Je n’aime pas ce lieu : on y est la plupart du temps mal assis et son public est l’un des plus impolis que je connaisse. Cela explique pourquoi je m’y sens si souvent oppressé. Le public du Festival de Marseille semble différent ce soir pour cette pièce crée en 1996 par Ingrid von Wantoch Rekowski basé sur l’œuvre "d’A-Ronne" du compositeur Luciano Berio. Ils sont cinq sur scène (sommes-nous au moyen âge ?) pour interpréter avec leur corps et leur voix cette œuvre « musicale ». Car l’univers vocal de Berio n’a pas grand-chose à voir avec l’opéra classique. "A-Ronne" c’est l’art du burlesque et de la  communication! On comprend à peine les mots qu’ils prononcent (à part peut-être « phallus » et « sexe », n’est-ce pas l’essentiel ??) mais tout est dit tant les corps et les sons expriment la musicalité des rapports humains et sociaux. Chaque onomatopée, chaque mouvement du corps (alors qu’ils sont assis) sont une note, si bien que je suis en train de lire une partition de solfège !
Or, à mesure qu’ "A-Ronne II" se déroule, je ressens une fatigue à maintenir une telle attention : la performance des acteurs est aussi celle du spectateur. On ne s’étonnera pas que la durée de l’œuvre (50 minutes) soit celle d’un spectacle de danse comme si Ingrid von Wantoch Rekowski avait chorégraphié une comédie humaine où nous serions pris au piège à force de la regarder. Décoiffant.

C’est un long et beau moment de théâtre. « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas », texte de Imre Kertész,  mise en scène  de Joël Jouanneau avec Jean-Quentin Châtelain comme unique acteur, ne pourra vous laisser indifférent. Tout se passe au Théâtre National de Cavaillon (ce bâtiment fait office de Théâtre…on se croirait plutôt dans une salle omnisport tant on y est mal assis…). Je suis au deuxième rang, fatigué après une semaine où j’ai du monter sur scène pour évoquer pendant plus d’une heure devant un public attentionné de 150 personnes, un bilan – projet de la formation des professionnels de la petite enfance ! Le parallèle s’arrête là mais cette information pose le contexte. Je suis là, mais ailleurs, comme transporté par un élan positif. Pourtant, mon corps souffre et la douleur persistera tout au long du spectacle. 1h45 d’un monologue où la tension ne se relâche jamais car tous les mots ont un sens. Une parole se libère, comme sur un divan…le public est contenant…je me contorsionne pour rester avec lui, avec ses mots sortis tout droit de l’enfer d’ Auschwitz …on ne peut pas enfanter après cela…dit-il…dit-il…dit-il. Et moi, simple spectateur, gagné par l’empathie, je n’en crois pas mes yeux, de voir ce comédien libérer cette parole universelle, unique…Cela se passe au Théâtre National de Cavaillon, dans une ville où le FN frôle les 40%. Raccourci ? Cette information pose le contexte…Et puis il y a ce décor, dépouillé, avec la photo suspendue d’une femme, désespérée de ne pouvoir enfanter avec cet homme là. Tout au long de la pièce, j’ai l’étrange sensation de voir un homme mort sur scène ; un corps qui parle mais tout le reste est mort. Jean-Quentin Châtelain est un acteur hors du  temps. Je me contorsionne pour observer ses moindres gestes…Il est 22h30. Une partie du public est debout. Je reste assis, lessivé. Ma voisine me fait remarquer d’un ton perfide : « vous ne teniez pas en place monsieur ». Je n’ai aucune envie de lui répondre. Il n’y a plus que le théâtre…Le plus puissant des contextes.


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EN COURS DE REFORMATAGE

La saison danse 2005 – 2006: les coups de coeur du Tadorne.

Vous trouverez ci-dessous mes coups de coeur de la saison de danse 2005 – 2006 en Provence.

Michel Kelemenis, chorégraphe essentiel.

« Aphorismes géométriques » commence. Comme en août 2005, je suis littéralement happé par ces quatre danseuses. Le quatuor émerge tout au début ; elles se cherchent ; je les suis ; les corps se touchent, s’évitent ; je les sens. Puis une à une, elles disparaissent pour mieux nous revenir. J’assiste alors à 4 solos époustouflants. De la femme en colère à celle qui souffre, de la femme sensuelle à celle qui accouche, de la femme caresse à celle qui fait mal, de la femme masculine à celle qui s’effondre, de la femme enfant à celle qui assume, de la femme stressé à celle qui paresse…De la femme à celui qui la regarde…Elles me regardent ; m’invitent ; je résiste. Puis, elles reviennent ensemble ; se soutiennent les unes des autres avec des mouvements lents comme un lien solidaire, solide. La lumière est devenue orange comme un coucher de soleil ; les mouvements deviennent alors indestructibles ; elles me relient. Cette lenteur, cette beauté du geste donne à ce quatuor une force qui fait face à ce monde si violent, si masculin. Je baisse la garde ; je sors de mon carré pour me faire tout rond. La lumière s’éteint sur l’œuvre de Michel Kelemenis.
Avec elles, il pourrait parcourir le monde. Pour l’éclairer.

La photo est d’Eric Boudet.
A lire "l’After / Before" de ce psectacle.

Il s’est donc passé quelque chose au Théâtre du Merlan en ce dimanche après-midi pour qu’aujourd’hui ma tête divague, pour qu’il soit si difficile de me centrer sur une tâche.

Il s’est donc passé quelque chose pour qu’encore une fois la danse y aille de son joli travail sur mon inconscient.
En ce lundi opaque, il y a l’image de cette femme magnifique et de sa jolie robe bleue (en photo).  Elle est "âgée" comme ses 26 autres partenaires. Elle danse « 
Kontakthof » de Pina Bausch à Marseille devant une salle comble. Cette pièce créée en 1978 est rejouée en 2006 à l’identique mais avec des danseurs de plus de 65 ans. La scène se joue dans le hall d’une maison close avec autant d’hommes que de femmes. Le contexte est explosif. Au bout de 2h45, je sors hagard, lessivé, ailleurs.
Pendant cet espace temps, ces hommes et ces femmes vont s’aimer, se toucher, se haïr, se séduire, nous séduire, se manipuler (dans tous les sens du terme), nous manipuler, s’émouvoir, se tuer, s’embrasser, jouer à l’enfant, se fuir, s’enfuir, s’enlacer, nous larguer, se séparer, revenir, partir. D’un bout à l’autre de la scène, je les suis, je la suis. Elle me submerge d’émotions. Qui est cette femme ? C’est l’Allemagne que je chéris, c’est la femme qui m’a mis au monde, c’est elle que je défends contre l’oppression masculine, qui me laisse pour un autre sans me quitter. Je sais ce que je suis pour elle ; lui n’est là qu’un court instant. Et les autres ? Je fais avec. Ils tournent autour d’elle, elle s’amuse d’eux. Avec eux, elle tourne en rond  mais elles les aiment…c’est plus fort qu’elle. Ils sont toute sa vie ; jusqu’à la mort.

Le hall de cette maison est l’espace où toutes leurs vies se rejouent en accéléré, comme dans un film  animalier qui suivrait une couvée de canards, de la naissance à la mort…A 65 ans, leurs corps parlent plus que jamais. Leur moindre geste est une danse. Leurs lèvres dansent la séduction, leurs pieds chorégraphient leur inconscient.
A 65 ans, leurs corps sont façonnés, pétris par les mains de l’amour et par la brutalité des sentiments. Ces corps ont tout encaissé ; ils dansent devant nous. A 65 ans, je danserai comme eux, pour elle.

« 
Kontakthof » est un chef d’œuvre d’humanité. Il nous renvoie à notre propre histoire, à notre vieillesse, à notre corps.

« 
Kontakthof » est cette maison close dans laquelle nous jouons nos vies amoureuses. Pina Bausch nous ouvre la porte pour aller danser ailleurs.

« Les Hivernales » débutent pour « Le Tadorne » par « Icare » de Claude Brumachon du Centre Chorégraphique National de Nantes. C’est une histoire d’oiseau. Il n’y a pas de hasard…

La scène se déroule à la Chapelle des Pénitents Blancs, célèbre petit lieu du Festival d’Avignon. Deux barres parallèles, une chaise, font office de décor pour une pièce que le public verra deux fois ! En effet, la transmission est le thème fédérateur de cette édition des Hivernales. D’un danseur (Benjamin Lamarche) à l’autre (Vincent Blanc) comment cette œuvre majeure de Claude Brumachon se transmet-elle (d’autant plus que les programmateurs brouillent les cartes dans l’ordre de passage !) ?
Il est difficile de comparer les deux prestations ; cela n’a pas de sens. L’élève ne dépasse pas le maître comme certains spectateurs semblent le croire à la fin de la représentation. La transmission entre Benjamin Lamarche et Vincent Blanc s’opère dans un lien de confiance où, loin d’un copier – coller, les deux artistes ont voulu donner à « Icare » un deuxième souffle pour que cette œuvre se perpétue dans le temps. Cette transmission est une réussite : ce n’est déjà plus le même spectacle…et pourtant rien n’a changé ! « Icare » est Vincent Blanc qui, loin d’être prisonnier de son aîné Benjamin Lamarche, prend son envol à partir d’une pièce écrite pour des générations de danseurs. En effet, cette chorégraphie est sublime, hors du temps, où les mots manquent pour décrire un moment de pure magie. Inutile d’ailleurs de vous décrire ce qui se joue sur scène tant « Icare » entretient avec le public un lien intime d’une forte intensité. Mes yeux d’enfant s’écarquillent pour le suivre tantôt pris dans sa cage, tantôt prêt à s’envoler mais qui n’abdique jamais. L’émotion est palpable dans cette chapelle où les jeux de lumière renforcent la féerie, la gravité du spectacle, et  transforment Icare de vol en vol.

Dans le même lieu où « Icare » a été crée pour le Festival d’Avignon en 1996, Claude Brumachon réalise peut-être ce soir le rêve de tout chorégraphe : transmettre son œuvre non par l’enseignement mais par la filiation entre danseurs, qui du même coup se transmettra de spectateurs en spectateurs.
Dorénavant, « Icare »  est en moi.

Le bilan des"Hivernales d’Avignon 2006" par le Tadorne!

Il y a des spectacles qui sont des petits cadeaux ; des petites attentions qu’une personne un peu lointaine aurait pour vous…Par gentillesse, par tendresse…  « Les songe-creux », chorégraphié par Christophe Garcia et mise en scène par Stéphanie Chaudesaigues est de ceux là. J’étais heureux hier soir d’être accompagné de deux oisillons venus accompagner le Tadorne dans sa migration hivernale ! C’était aussi un joli cadeau…
Programmé à la Friche Belle de Mai dans le cadre des « Soirées de rêves » organisées par le Ballet d’Europe de Jean-charles Gil, « Les Songe-Creux » est un bien joli rêve. Six danseurs – comédiens sont sur scène, aux accents franco – québéquois, signe que le rapprochement entre continents facilite le lien entre la danse et le théâtre ! On pourrait croire à une famille (un peu déjantée certes…comme beaucoup de familles d’ailleurs !), à un groupe d’amis ou d’exclus de la société. Ils ont tous en commun d’avoir des rêves, d’y croire encore malgré la cruauté d’un corps qui ne l’entend pas de cette oreille, malgré les difficultés de communication…Ces six personnages forment un tout qui pourrait être à notre image à un moment ou un autre de notre vie. Le texte est beau, fait de petites phrases métaphoriques, joliment mises en mouvement par une chorégraphie légère comme un rêve éveillé ! Le dernier solo d’une femme vêtue de noir, à l’image de nos peurs, de nos rigidités, est d’une beauté époustouflante…
Les deux spectacles de Jean-Charles Gil qui suivront cette oeuvre d’une belle profondeur seront d’un creux rarement égalé de nos jours! A demain pour connaître la teneur de ce cauchemar!
A lire la critique enthousiaste de Christophe d’Agenda-culturel.com.

Comment écrire sur un spectacle qui deux jours après vous habite, sans savoir pourquoi ! Je revois la pièce, des images se télescopent. J’ai le sentiment de m’être plongé dans un autre univers, qui laissera des traces. Cette sensation est étrange…très intime…J’aurais pu en rester là…Mais « le Tadorne » a fait le pari fou d’écrire…
Ce samedi soir, au Théâtre de la Minoterie dans le cadre de « 
Marseille Objectif Danse », j’assiste à 21h à la chorégraphie de Jean-Claude Sanchez, « Le rêve de Jane ».  Après « Le parlafon » de François Bouteau, le changement d’univers est radical. Point de vidéo, ni de balafon poussif sur scène. Juste une danseuse qui nous parle brésilien tenant avec elle un sac de sport (là où les occidentaux traîneraient des valises !), une chaise d’école près du mur, une nappe en plastique posée au sol et des grosses bougies décorées d’icônes religieuses à terre. A droite, un musicien et sa basse qui donne à ce spectacle les couleurs du Brésil et une tonalité musicale poétique et réaliste. Il y a entre la danseuse et ce musicien un lien si fort que mon regard est tout autant porté sur la scène que sur la guitare ! Car ces deux là nous offrent un très beau moment de danse. 45 minutes de plongée dans l’univers du Brésil, dans la tête de Jane ! Elle nous montre le Brésil du quotidien fait de rituels, d’attentions, de désirs. Très peu de mouvements mais des gestes d’une précision d’orfèvre comme lorsqu’elle pose par terre une série de carrés de tissus comme autant de territoires intimes. Tous les mouvements de Jane sont le Brésil ! Pourrait-on imaginer une danseuse française danser la France ? Il faut voir Jane se transformer tour à tour en femme libérée, pieuse, sensuelle (le passage où elle lèche son corps est sublime).  Et puis, il y a cet album de famille comme autant de cartes postales liées que Jane pose à terre comme toile de fond de son histoire, de ses rêves.
La puissance de ce spectacle réside dans le meta-language qu’il véhicule. Il donne au rêve de Jane une portée universelle.

Il faut nous voir tous les trois, Anne-Laure, Marie-José et moi-même quitter le Théâtre de Cavaillon après les deux chorégraphies de Russell Maliphant, « Transmission » et « Push ». Quelque chose vient de nous arriver, comme un moment de grâce qui suspend, rend heureux, et fait de nous des spectateurs plus en lien que jamais.
Tout a commencé après le rituel du Directeur.
« Transmission » (titre si cher au festival « Les Hivernales » d’Avignon) voit quatre danseuses se métamorphoser sous nos yeux. On ne sait plus très bien qui fait corps : la lumière ou l’artiste ? Les deux s’articulent et donnent à ce quatuor des formes inédites. Le plus merveilleux dans ce spectacle est de ressentir le processus de transmission entre ces 4 danseuses et nous. Maliphant nous englobe. Mais il ne chorégraphie pas la fusion comme pourrait le laisser croire certains passages mais la transmission transversale. 35 minutes de bonheur!
L’entracte de 20 minutes me permet de remettre en mouvement mon corps maltraité par les sièges du Théâtre et de déambuler au milieu de ce public chaleureux (il recevra bientôt une palme du Tadorne !).
« Push » débute. Alexander Varona et Julie Guibert sont sur scène. La lumière s’allume puis s’éteint. Elle sur lui, lui pour elle. Différents tableaux alternent. Puis, lentement, « Push » dévoile le jeu, le lien. Dansent-ils l’amour ? Oui. Assurément. Que peuvent-ils danser d’autre pour que l’émotion me submerge ? Tout est fluide, les corps coulent, me touchent. L’espace scénique est peu utilisé comme si Maliphant choisissait un autre espace, celui de la relation. C’est d’autant plus magnifique que les escalades du départ (c’est vraiment le cas de le dire…) deviennent mouvements circulaires, attachements, détachements, relliance.  Comme pour « Icare » de Claude Brumachon présenté aux Hivernales en février dernier, je suis sidéré par cette danse porteuse d’un nouveau langage.
Russel Maliphant cohabite dorénavant avec "Icare" dans la mémoire du Tadorne. Les liens se complexifient…La danse est décidement un art majeur.

A lire, "l’After / Before" du spectacle!

Il y a des chorégraphies qui peuvent marquer durablement la vie d’un spectateur. C’est souvent mystérieux comme processus et je n’ai pas fini d’être étonné sur ce qui peut m’émouvoir, là où d’autres seraient plus à distance. Depuis 1998, je découvre la danse…et chaque spectacle est pour moi un nouveau champ à explorer.
Samedi soir, j’étais donc curieux d’accueillir le langage chorégraphique de Geneviève Sorin au Théâtre de la Joliette à Marseille, pour « ¾ face ». Voilà donc 4 danseurs (deux hommes, deux femmes), 3 tabourets, une chaise pliante, un fond blanc et une pianiste. C’est une histoire de … communication où ce quatuor se fait, se défait, se recompose comme un processus qui pourrait ne jamais s’arrêter ! Le spectateur est sans arrêt sollicité dans ce mouvement perpétuel comme si « eux » étaient « nous » et inversement (suis-je clair ??). Le spectateur n’est pas observateur mais fais partie de ce quatuor, comme un 5ème élément. Car tout est en lien avec Geneviève Sorin et son talent de chorégraphe donne à la création sonore (mention toute spéciale à Bastien Boni) une dimension qui n’est pas qu’un bruit d’accompagnement mais une communication sur la communication (je sais, cela parait complexe mais comment l’écrire autrement ?!!). Elle arrive à créer des contextes différents, à sculpter la matière « relationnelle » (certaines formes du quatuor épousent le lien… éblouissant !). Elle donne aux relations homme – femme une forme de tendresse infinie, une recherche permanente où rien n’est figé, où tout est possible tant que le désir est là. La relation entre les deux hommes sème le trouble (comme d’habitude, me direz-vous !) mais Sorin est loin de nous en donner une forme précise (à nous d’en faire notre propre interprétation). La pianiste suit à distance l’évolution de ce quatuor en se transformant elle aussi comme si elle donnait le « la» !
J’ai rarement assisté à une telle évocation de la relation sur une scène de danse. Geneviève Sorin pourrait incontestablement faire penser à certains thérapeutes qui aident le couple, la famille à structurer autrement la relation, à créer d’autres modalités de communication.
« ¾ face » n’est donc pas qu’une chorégraphie. C’est autre chose…un OVNI que l’on prend en pleine face, avec plaisir, heureux d’avoir participé à ce joli mouvement relationnel que rien n’empêche de continuer ailleurs…

 

Elle est là, dans le hall du Théâtre des Salins de Martigues. Elle tient un tapis à la main sous le regard des spectateurs ; ils attentent « Jeux d’intentions » de Raphaëlle Delaunay. Avec sa jolie robe blanche, elle tente de faire ses pointes sur ce tapis. Son corps se désarticule. Elle tombe, se relève, se transforme comme si nos regards métamorphosaient sa danse. Elle tombe, se relève de nouveau et se dirige tout droit…vers moi ! Elle s’appuie sur mes petites épaules, me dépasse et me fixe droit dans les yeux. Je suis raide, intimidé, pendant qu’elle me murmure quelques mots. Suis-je ce public qui la soutient sans défaillir? J’ai peur. Les regards se dirigent vers nous deux. Je tremble, elle aussi. Son corps se glisse alors parmi le public, pour disparaître. Il veut jouer avec elle car il sait que le spectacle se fera avec lui et pour lui. Elle, c’est Raphaëlle Delaunay, chorégraphe, danseuse.
Je sais d’elle qu’elle fait corps avec nous…
Le public prend place dans la « petite salle » du Théâtre des salins. Eux, ce sont deux hommes qui dansent pour nous sur des rythmes africains mélangés aux sons d’un marché venu d’ailleurs. Ils frappent dans leurs mains ; le public fait de même. Ils dansent et leur corps se désarticulent de nouveau. Ils dansent aux quatre coins de la salle. Ils nous viennent des quatre coins du monde. Avec eux, le monde est métis.
Elle arrive, toujours avec sa jolie robe blanche. Elle fait tourner la tête et les corps. Parfois ils se brisent, s’enveloppent, se jettent contre le sol. L’émotion me submerge face à ce trio qui danse si bien nos doutes, nos désirs, nos fragilités prises dans nos relations d’amour et d’amitié.
Elle est le lien entre eux car cette femme, répare, relie, là où ces hommes sont séparés par la guerre, les luttes de pouvoir, les relations de haine. Elle recolle les morceaux d’un corps, d’une vie mise à mal. C’est étourdissant de beauté et d’amour. Cela nous est donné en cadeau. Ce soir, la danse se veut réparatrice. Fragmentés nous l’étions peut-être en venant au Théâtre. Entiers nous repartons.
Elle, c’est Raphaëlle Delaunay ; eux c’est Grégory Kamoun Sonigo et Mani Asumani Mungai. Je sais qu’ils sont dorénavant à côté d’
Icare.

Je m’envole de bonheur.

A voir, le reportage d’Arte sur Raphaëlle Delaunay, dans le cadre du Journal de la Culture.


Voir deux solos de deux sœurs chorégraphes dans la même soirée est un contexte pour le moins atypique. Quand l’une fait partie de la célèbre compagnie flamande «La Needcompany » (Carlotta Sagna), l’autre vole de ses propres ailes (Caterina Sagna). Toutes les deux nous présentent au Théâtre d’Arles deux pièces aux noms pour le moins étranges : « Transgedy » et « Tourlourou ». Une centaine de spectateurs a fait le déplacement, heureux d’être là. Nous sommes loin d’un public d’abonnés…

Le premier, « Transgedy » de Caterina est dansé par Alessandro Bernardeschi. Sur scène, un guéridon, une radio-cassette, et tous les ingrédients pour passer à l’heure de l’apéro. Une photo trône sur cette si petite table. L’homme fume puis se lève pour danser sur la musique des Bee Gees (« Tragedy »). Il danse sa solitude et je me sens dérouté. Rien n’est linéaire dans les gestes, tout est saccadé comme une vie qui perdrait le fil conducteur, le sens. Pendant plus de vingt minutes, j’assiste à la souffrance d’un homme seul, qui se jette à terre, pour se relever, souffrant, mythomane de surcroît (il se prend pour Shakespeare – la photo, c’est lui !-). Et pourtant, je reste à distance, sans empathie particulière pour cet homme, comme si ma position ne faisait qu’accentuer sa solitude. Le final où il s’asperge de Ketch’up pour simuler un drame shakespearien frôle le pathétique. Mais loin du ridicule et du pathos, Caterina Sagna touche là où cela lui fait mal ; nous fait mal. Avec poésie.

Le deuxième solo (« Tourlourou ») dansé par Carlotta Sagna va faire l’effet d’une petite bombe dans ce si joli théâtre. Elle arrive, tutu vert et pointes au pied. Un petit plateau en forme de cible l’attend. Au cours d’un très beau texte, elle nous annonce qu’il ne lui reste que dix minutes à vivre. Une autre tragédie se joue devant nous (on n’est quand même pas là pour rigoler ce soir…). Dans ce si petit espace, Carlotta Sagna va danser l’impossible à savoir le passage de la danse classique à la danse moderne, métaphore des transformations, des virages qui parsèment la vie. Je reste ébloui par ce corps qui se plie, se déplie, se lève, se couche alors que tout va se terminer dans quelques minutes. Le corps habite l’intensité dramatique comme je l’ai rarement vu en danse. A la voir se remettre à danser avec ses pointes, provoque en moi un élan d’émotion comme si le film de sa vie se jouait là, face à nous, dans cet espace si petit. Carlotta Sagna est au cours de ces trente minutes, plus qu’une danseuse. Elle est une artiste qui repousse les frontières de son art à l’image de la Needcompany, espace de création pluridisciplinaire basé à Bruxelles et animé par Jan Lauwers. « Tourlourou » est beaucoup plus qu’une « Transgedy ». C’est un petit chef d’œuvre d’humanité.


Je ne m’attendais pas à cela, à une telle rencontre. Après le spectacle éblouissant de Susan Buirge vue en Arles mercredi dernier, voilà que ce festival me transmet un autre cadeau : Claire Heggen. Cette artiste décide de créer sa biographie de mime, de danseuse, de pédagogue, sur scène ! Non par exhibitionnisme, mais pour nous transmettre les fragments de sa vie pour nous aider à recoller les nôtres !

Claire Heggen construit un spectacle complet (théâtre, danse, vidéo) à partir d’objets flottants miraculeux.
Des cubes en bois, petits cailloux semés ici et là, s’emboîtent à certains moments de sa vie, se cognent à d’autres.
Il y a ce papier fin, première enveloppe du bébé , qui devient écran de cinéma (les moments de ses spectacles passés sont très émouvants) puis se transforme en habit de scène.
Il y a ce sac orange (nous sommes très loin de la valise…), boite magique d’où sortent les moments phares de sa vie.
L’utilisation de la vidéo ne se substitue jamais à l’artiste mais la sert (que certains chorégraphes puissent comprendre la nuance !). Claire Heggen est tout à la fois danseuse, mime, responsable de compagnie, femme et mère de famille. Toutes ces facettes sont liées et c’est ce lien qui fait le spectacle. Nous passons du rire (le passage sur la peur est à mourir de rire) à l’émotion (la mort de Lucas…bouleversant). La mise en scène d’une heure trente ne souffre d’aucun temps mort alors qu’elle est seule sur scène. Mais Claire Heggen sait à quel moment s’éclipser, changer de registre. Elle sait cela de sa propre vie. Cette manière de nous la conter est à elle seule une transmission : on peut parler de soi avec humilité, créativité, inventivité avec notre corps et nos mots…

"Le chemin se fait en marchant" est un spectacle trés émouvant.

Peu de dates sont  programmées (le 4 mars aux Ulis).
A nous internautes d’en faire l’écho car la transmission d’une telle énergie se fait en écrivant.

Le bilan des"Hivernales d’Avignon 2006" par le Tadorne!

Samedi 25 février 2006, 17h,  dernière journée des Hivernales. Après « l’Encontre » de Cré-Ange, me voilà salle Benoît XII pour cette œuvre Danoise. La salle est comble. Je n’ai aucune attente, comme plombé par le spectacle précédent ! Je lis « Libération » en attendant. Notre Ministre de la Culture y donne une interview. Etonnant de constater à quel point il  s’enferme dans ses certitudes avec si peu de créativité!

Le rideau se lève ; des lampes flexibles entourent un tapis de laine avec sept danseurs en ligne. Ils chantent doucement puis la clameur monte. J’ai l’impression immédiate de me retrouver dans l’univers d’une comédie musicale où l’on ne comprendrait ni la langue, ni l’histoire ! C’est une histoire d’hommes et de femmes, où chacun tente de trouver sa place, son alter ego. On chante beaucoup, parfois fort pour se faire entendre. On chante et on danse en même temps (quelle prouesse !) dans cet espace un peu réduit où tout est mis en lumière, car tout a de l’importance. « Obstrucsong » est un poème vivant où chaque spectateur peut se raconter son histoire, se voir sur scène. Le plus impressionnant, c’est la créativité qui se dégage de cette œuvre ! Chaque mouvement en rencontre un autre qui l’entrave ;  cette contrainte (d’où l’obstruction) devient une force créative pour les danseurs. Comment ne pas voir une métaphore de nos actes quotidiens guidés par nos schémas linéaires qui ne cessent de se confronter à la complexité de l’environnement?
Cette jeune troupe venue tout droit du Danemark invite avec douceur le public français des Hivernales à se dépasser, à créer dans la contrainte. A l’heure où certains voudraient renforcer la contrainte sans la créativité, « Obstrcsong » est un magnifique message d’ouverture dans ce monde globalisé.

Triomphe garantit. Chapeau !

Le bilan des"Hivernales d’Avignon 2006" par le Tadorne


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Tous les articles de Montpellier Danse 2006

Ci-dessous, les articles du Festival "Montpellier Danse 2006." Pour voir les photos et l’article en taille normale, cliquez sur le titre.

Montpellier Danse décomplexe avec Boris Charmatz.

Il est 17h30 au Studio Bagouet. Assis à une table dans l’attente de mon premier spectacle dans le cadre de Montpellier Danse, je feuillette "Les Inrocks" (bel article sur le journal Libération…je lis donc Libé dans les Inrocks !). Arrive un homme qui entreprend la conversation : « N’êtes-vous pas fasciné par le corps de ces danseurs ? Leurs prouesses physiques ne sont-elles pas étonnantes ? ». Certes, mais la danse se distancie de plus en plus de cela, lui répondis-je, quelque peu lassé par ce type de débat. Il revient à la charge et me décrit le Ballet de l’Opéra de Paris. En réponse, j’évoque une danse qui s’éloigne de la performance sportive pour se rapprocher du théâtre, les danseurs étant aussi comédiens. Peine perdue, il recommence…
J’entre dans le studio. Il est complet pour la dernière création de Boris Charmatz, « Quintette Cercle ». Sur le papier, je reconnais deux noms : Julia Cima vue aux Hivernales d’Avignon et Benoît Lachambre, vieille connaissance du KunstenFestivaldesArts ! Si vous êtes fidèle du Tadorne, vous avez pu constater comment la folie et la déconstruction traversent la plupart des œuvres chorégraphiques. Depuis le Festival d’Avignon 2005 et le Kunsten de mai 2006, je ne vois plus les propositions avec le même œil, le même positionnement. J’ai l’impression d’avoir lâché quelque chose, d’être beaucoup plus ouvert au chaos, à la créativité brute, au déconstructivisme. Avec Boris Charmatz et son « Quintette Cercle », autant être prêt : « Certains gestes ne passent pas. Pour s’en débarrasser, on fait des pièces. Une brassée de ces gestes est mise dans un téléviseur, le conteneur fuit, les gesticulations remontent, les têtes ressortent. Quoiqu’on veuille, la danse du rictus asymétrique avec son point latéral rejaillit régulièrement » (Boris Charmatz). Ils sont donc cinq sur scène avec leur tenue moulante d’un bleu pétard. Ils vont se prêter devant nous à une danse décomplexée où le corps et les mots d’entrechoquent en un tout chaotique, créatif qui me tient en haleine pendant plus de trente minutes. Dans cette boîte carrée comme un téléviseur, ils sont parqués (magnifique métaphore de l’enfermement des temps modernes). Les corps se contorsionnent, la langue est pendante et j’ai pourtant l’impression que tout est figé, immuable. Difficile d’en sortir sauf à vouloir changer de cadre pour modifier le regard.
Réunis cette fois-ci dans un décor plus grand, fait de lumières et de néons, ils reconstruisent le groupe. J’assiste alors à d’incroyables mouvements du corps ponctués de mots et de bruits déconstruits accompagnés d’une musique pour le moins complexe. Ils crient, se jettent dessus, se couchent, se caressent, s’isolent. La confiance entre eux n’a pas de limite. Leur corps n’est pas celui d’un danseur, mais d’un créateur (comment une telle image m’est-elle venue ?). A l’issue du spectacle, j’imagine un groupe d’artistes créant un nouveau courant à l’image des surréalistes! A les voir danser de la sorte, je ne suis pas gêné. Au contraire, je suis heureux de les voir se libérer, de sortir du moule. Il me renvoie à ma propre condition : celle d’un spectateur qui se débarrasse petit à petit de ses carcans. Ils m’éclairent sur ce qui est possible en danse et ailleurs. Alors bien sûr, rien de révolutionnaire dans cette œuvre, mais jouée dans le contexte actuel, « Quintette Cercle » est une ode au plaisir, à la liberté loin des conventions académiques, du prêt-à-penser médiatique et de la performance sportive. Il libère le regard du spectateur. Rien
de tel pour commencer un festival et prendre confiance en soi.
Nous sommes six maintenant…



A Montpellier Danse, Helena Waldmann provoque un séisme.

Pouvais-je m’attendre à cela ? Je pressentais que la chorégraphie d’Héléna Waldmann (« Letters from Tentland Return to sender ») dansée par six femmes sous une tente (métaphore du tchador) pouvait me surprendre. Je ne pensais pas que la danse pouvait être à ce point un acte politique, une démarche quasi psychanalytique.
« Letters from Tentland » était à l’origine jouée par des Iraniennes, mais le gouvernement ayant eu vent des critiques véhiculées par le spectacle, a ordonné le retour des danseuses. Pour ne pas abdiquer face à ce pouvoir totalitaire, Hélèna Waldman a continué avec six femmes iraniennes exilées en Europe. « Letters from Tentland Return to sender » est donc proposée ce soir à Montpellier avec le même dispositif (six tentes) accompagné d’un écran où sont projetées les lettres envoyées à celles restées en Iran.
Cette œuvre est majestueuse à plus d’un titre. Alors que l’on ne voit jamais leur corps, celui-ci est omniprésent. On ne voit que lui, on ne pense qu’à lui. Les tentes font corps et c’est bouleversant. Elles se débattent, crient, abdiquent en s’effondrant. Les tentes se plient, se déplient comme la douleur, comme un secret trop lourd à porter. Les lettres projetées sur l’écran informent sur le contexte en Iran, mais nous interpellent aussi. À quoi joue l’Europe ? Pourquoi la bureaucratie fait-elle vivre aux femmes iraniennes en exil un enfer quotidien ? Je me cramponne à mon fauteuil quand la folie s’immisce dans ce collectif sur fond de rock. Je m’émeus de leur solidarité quand une crie : « j’ai besoin d’être soutenu ». Je repense aux féministes des années 70. Le combat pour la dignité des femmes est actuel, universel. 
J’ai peur pour elles alors qu’une tente s’effondre pour se transformer en linceul. Elles tourbillonnent comme un vent de folie, comme un enfermement en mouvement. Des photos de famille sont projetées à l’image du tchador qui se transmet de génération en génération. C’est alors que les quatre femmes de Michel Kélémenis dans les «Aphorismes géométriques » traversent ma pensée. Ce sont les mêmes femmes. De France et d’Iran, elles dansent les mêmes mouvements, ceux de la complexité des sentiments dans un monde pensé par les hommes. Je suis ému, impuissant comme un occidental et pourtant, ces femmes en exil sont à Montpellier Danse. C’est sûr, cela va s’ouvrir, c’est inéluctable. La danse est là pour pousser les frontières.
Au dernier moment, elles sortent de leur tente. Le public, debout, ovationne…

Cela ne dure pas. Elles demandent le silence. Le public n’aura plus l’occasion d’applaudir; elles souhaitent autre chose. Elles demandent aux spectateurs masculins de rejoindre la scène pour aller derrière le rideau. J’ai peur de ce clivage homme – femme. Mais j’assume. Mes doutes pèsent peu face à l’enjeu de cette création. Je suis derrière l’écran, assis sur un coussin, en rond avec d’autres hommes. On nous porte un thé. Une des danseuses souhaite échanger avec nous sur la situation en Iran. Elle parle anglais. C’est presque un monologue tant le désir de parler est fort. Elle continue de sortir de sa tente. Elle fait ce que les femmes en Iran ne peuvent pas faire : parler aux hommes, les positionner autrement. Nous devenons des hommes « transférentiels ». C’est ainsi que le spectacle trouve un prolongement naturel : ces femmes en exil changent la place des hommes occidentaux.  Ovationner ne suffit plus. Elles nous aident à penser autrement notre statut de spectateur. C’est violent, intrusif, à l’image de ce que les hommes font vivre aux femmes en Iran. Et puis, alors que nous sommes derrière le rideau, je perçois le bruit des femmes
qui attendent dans la salle. Elles derrière, nous assis…
Je suis parti, presque comme un voleur, pour assister à l’autre bout de la ville au solo de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen.
Je suis parti avec mon sac à dos, sans tente pour mieux compter dans le ciel de Montpellier les six étoiles filantes d’Iran.
A voir un extrait vidéo du spectacle.
Créditphoto : Bettina Stöb

A Montpellier Danse, Bouchra Ouizguen s’isole.

Après « Letters from Tentland Return to sender » joué au Théâtre de Grammont, me voici au Théâtre du Hangar, au cœur de Montpellier pour assister à « Mort et moi » de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen, installée à Marrachech. C’est un solo pour le moins étrange, entre Orient et Occident, entre danse et non-danse, entre désirs d’ouverture et « une éducation forte qui maintient à l’état de virginité ». Couchée à terre, elle danse avec une table, tour à tour prison, meuble pour s’élever, se cacher. Les gestes sont précis et parfois cassants. Debout, elle nous propose une magnifique danse du ventre , qu’une lumière éclaire. Ce ventre m’évoque la Méditerranée. Je le ressens comme un lien entre elle et nous.
Troublant.

S’opère alors une brutale rupture. Bouchra Ouizguen danse avec une ceinture dorée ramassée par terre. Elle s’enlace, court, joue avec elle : tout à la fois libérateurs et cloisonnés, les mouvements perdent peu à peu de leur beauté originelle et deviennent presque mécaniques. Des chaussures sont posées au fond de la scène. Elle les essaye, une par une. Elle semble chercher celle qui pourrait lui convenir, compte tenu de sa culture. Le solo perd de sa puissance à mesure que le monde s’ouvre. Je ressens son isolement. L’occident, métaphorisé par ces chaussures, l’enferme d’autant plus qu’elles sont rangées en ligne droite, empêchant toute forme de créativité, toute mise en mouvement. Elle perd le spectateur : il ne comprend plus ses contradictions. À la limite, il en est presque responsable.
Malaise.
Au final, ce solo contraste avec le précédent spectacle. Là où, avec leur tente, les six femmes iraniennes créent une passerelle, Boucha Ouizguen a du mal à bâtir un pont. Rien n’exclut que nous y arrivions un jour. Montpellier Danse n’a pas fini de nous faire sa danse du ventre…

A Montpellier Danse, Emio Greco est infernal.

Cela commence par une mauvaise plaisanterie. Il est 20h20. Dans l’attente de voir la dernière création du chorégraphe italien Emio Greco, « Hell » (l’enfer en français), le public de Montpellier Danse installé dans le beau Corum, a droit à un amuse-bouche. Ils sont six à danser sur des tubes pop-rock. C’est plaisant cinq minutes. Mais il est 20h45 et l’enfer a déjà commencé. Pas de doute, ce sont les danseurs de Greco qui nous offrent cette chorégraphie vulgaire et insipide. Est-ce une provocation ? Toujours est-il qu’un bruit violent vient signer la fin de la partie et revoilà nos danseurs de cabaret transformés en…piètres danseurs d’un ballet contemporain.
Je vis l’enfer in situ : endormissement progressif suivi d’une colère intérieure (« mais à quoi rime cette chorégraphie ? ») puis d’un stress de plus en plus fort (« je veux partir. Mais quand ? Comment ? »). L’évolution de ces ressentis n’est pas sans me rappeler les quelques colères dont je suis capable d’avoir au cours d’un spectacle. Elles ont souvent les mêmes origines : la forme prime sur le fond, le geste annule le sens, la case empêche le tout et je me sens exclu de la danse (ce qui n’est pas sa finalité me concernant !).
« Hell » est donc un cauchemar artistique. Mais revenons aux intentions de ce chorégraphe prétentieux : « Nous n’avons rien contre la virtuosité, au contraire, nous aimons la danse, alors il faut la dépenser pour mieux la faire partager. La vitesse est très importante pour moi, parce que quand je danse, je suis toujours porté vers l’avant, je sens que des choses en avant sont disponibles, après lesquelles je dois courir. J’ai toujours la sensation que si je n’y vais pas le plus vite possible, elles vont s’effacer. La vitesse est une nécessité, nos interprètes et moi devons en passer par là, c’est une question de vérité ». Face au vide abyssal du propos, j’aurais dû me méfier. En tout cas, Emio Greco me permettra de douter de son amour de la danse. Il s’en sert comme un outil pour soutenir son propos fumeux.
Au mieux, je n’ai rien compris. Au pire, cette danse est le joujou d’un nouveau riche venant de découvrir que tout lui est acquis. Il ferait mieux d’arrêter de courir après le vide, de se poser avec ses danseurs pour remettre du sens, et rechercher la vérité ailleurs que dans une course de fond. Après quoi, il pourra revenir à Montpellier Danse avec moins de prétentions et donner à ce public de connaisseurs ce qu’il est en droit d’attendre : ni l’enfer, ni le paradis, mais la scène.

Crédit photo : Barbara Meneses et Guiterrez Basil Childers.

À Montpellier Danse, le corps nous dit tant…

Montpellier Danse est une manifestation culturelle unique. Pour s’en convaincre, il fallait voir mercredi dernier, les visages rayonnants des chorégraphes venus de Turquie et d’Israël, heureux d’être produit par ce festival. J’étais content d’être français et européen au moment où les lois Sarkosy font honte  « au pays des droits de l’homme ».
Au théâtre du Hangar, il fait une chaleur étouffante (« notre mission n’est pas de payer la climatisation de ce théâtre » dixit la Surveillante Générale de Montpellier Danse…consternant). Ces mauvaises conditions ne facilitent pas la concentration du spectateur alors que Filiz Sizanli et Mustapha Kaplan venus d’Istanbul, nous présentent une œuvre exigeante (« Graf »). Ils sont deux, architecte et ingénieur de formation, à vouloir conceptualiser un « espace machine » qui « transforme l’énergie du corps en énergie électrique…le corps est ainsi travaillé soit comme une statue en mouvement, soit comme un objet plastique ». Vous l’aurez compris, ce duo nous propose une danse expérimentale où le corps sert de matériau vivant pour se métamorphoser dans un espace lui aussi en mouvement. Pour cela, le dispositif scénique fait avec trois fois rien est tout simplement majestueux : une ficelle avec des poulies permet de créer des espaces où les danseurs évoluent ; une caisse en plexiglas facilite le jeu avec la lumière et donne au corps des formes différentes ; des néons permettent aux danseurs de s’y balancer comme un trapéziste. Il y a dans ce travail un désir de créer du sens (quel corps pour quelle société ?), de rechercher l’énergie pour la traduire en chorégraphie. Je n’ai pas perçu de réponse toute faite, mais plutôt une mise en scène qui permet au spectateur d’élaborer sa vision. À la robotisation du corps dicté par les lois du commerce mondial, Filiz Sizanli et Mustapha Kaplan, répondent par la nécessité de se réapproprier des espaces, d’en créer d’autres afin que le corps devienne source d’énergie créative au moment où certains fondamentalistes religieux voudraient l’enfermer. Cet engagement, dans un contexte turc pour le moins défavorable à la danse, est tout à la fois une prouesse artistique et un acte politique. Chapeau bas.
Après la Turquie, rendez-vous est donné à 22h30 au Théâtre de Grammont par la chorégraphe israélienne Tal Beit-Halachmi pour son « Dahlia bleu ». Ils sont cinq sur scène dont une chanteuse pour évoquer Modelet, le pays natal de la chorégraphe. De cet infiniment petit sur la carte, Tal Beit-Halachmi nous propose pendant plus d’une heure vingt un voyage global ! Ces quatre danseurs, tous magnifiques, me font ressentir la complexité du lien entre territoire (au sens de terroir), l’histoire intime et le destin national d’un pays dans un monde globalisé. Tal Beit-Halachmi provoque d’incessants allers – retours entre l’intime et le global qui parfois nous perdent lors de quelques scènes très conceptuelles. Mais l’ensemble a de la hauteur, une tenue. Les corps expriment tout à la fois Moledet, territoire de montagne, l’histoire douloureuse d’Israël, et le contexte actuel. Je suis ému par ce quatuor qui métaphorise à ce point cette triple articulation. Comme beaucoup de français, je connais Israël à travers le prisme du conflit avec les Palestiniens. Je quitte le Théâtre avec un autre regard, plus humain, plus proche. Je pars avec l’émotion de Tal Beit-Halachmi pour qui jouer le « Dalhia Bleu » à Montpellier Danse semble être plus qu’un acte créatif, comme un devoir de mémoire pour repenser l’avenir. Chapeau bas.

Le jour le plus long d’Anne Teresa de Keersmaeker à Montpellier Danse.

Le Corum de Montpellier est un bâtiment imposant. La dernière création d’Anne Teresea de Keersmaeker « D’un soir un jour » s’est moulée dans l’architecture de ce lieu dédié à la danse et aux orchestres symphoniques. Le résultat au bout d’une heure quarante est pour le moins décevant.
« D’un soir un jour » n’a pas la hauteur, la légèreté de ses deux précédentes oeuvres « Raga for the Rainy Season (musique d’un raga indien)  et « A love supreme » en hommage au jazz. Les musiques de Debussy, de Sravinsky et de George Benjamin interprétées en direct par l’Orchestre National de Montpellier donnent à cette journée des couleurs pâles, une ambiance de fin d’automne. Je m’ennuie à la limite de l’endormissement lors de la première partie. L’entracte me permet de reprendre de l’énergie et de me rassurer avec quelques spectateurs (« Suis-je fatigué, ou bien est-ce cette création? »).
La deuxième partie est plus enlevée, mais la fin traîne en longueur. Je suis surpris de ne presque jamais entrer dans cet univers comme si la danse, en collant de si près à la musique, perd de sa créativité, de sa puissance. J’ai parfois même l’impression que les danseurs attendent l’Orchestre! Il y a des passages d’un académisme troublant (comme si nous revenions à la danse de ballet !) ; d’autres sont plus contemporains, mais le collectif ne porte pas, ne fait que passer. Il y a une désarticulation entre le groupe, les solos et les duos qui m’empêche d’être porté par une dynamique d’ensemble. Il y a bien sûr, quelques moments de toute beauté (une danseuse, une table…une morgue à la fin. Sublime), et quelques clins d’œil amusants (une vidéo où des joueurs miment une partie de tennis, perdent la balle que nous retrouvons sur scène. Jubilatoire). Mais «D’un soir un jour » est triste, conventionnelle.
Le baiser entre deux hommes qu’une femme tente d’empêcher frôle le ridicule. La seule scène de liesse tombe à plat, comme un bon jeu de mots qui glacerait une table d’amis !  Le décor proche d’une friche industrielle n’aide pas : la lumière vert pâle, les néons qui montent et descendent jusqu’à réduire cette scène immense à la portion congrue, limite la vision, empêche la danse et ne permet pas d’échappatoires.

Je quitte le Corum désabusé. Les klaxons de la rue m’agressent (la France vient de battre le Brésil). Je rêve d’une autre soirée, d’un autre jour. Avec pourquoi pas Anne Teresa de Keersmaeker accompagné d’un groupe de pop – rock ». Je ne suis même plus sûr d’en avoir envie…
A lire la critique sur «Raga for the Rainy Season » et « Love supreme » présentés au Festival de Marseille en juillet 2005.
Crédit photo : Hermann Sorgeloos


Le public de Montpellier Danse chorégraphie « Ha ! Ha ! » de Maguy Marin.

En mars 2005, Jerôme Bel avec « The show must go on » provoquait un joli séisme au Théâtre des Salins de Martigues en interrogeant, par la provocation, les raisons pour lesquelles nous venions le voir.
En juillet 2005, le Festival d’Avignon positionnait le public dans un autre rapport à l’art théâtral en proposant des œuvres métaphoriques et des performances. Le débat « texte ou pas » clivait la presse nationale.
En mai 2006, Le KunstenFestivaldesArts de Bruxelles poursuivait cette dynamique en invitant le spectateur à repenser le rationalisme pour se projeter dans un monde plus complexe où les aléas et les incertitudes seraient source de créativité.
Montpellier Danse ne pouvait donc pas rester à l’écart de ce mouvement de fond. La chorégraphe Maguy Marin, avec « Ha ! Ha ! » a eu le courage d’interroger la fonction du rire dans une société qui fuit la recherche du sens. Comment expliquer le désir croissant du public à vouloir se détendre dès qu’il va au théâtre ? Comment interpréter la part dominante des émissions de divertissement entre 18h et minuit sur les chaînes de télévision ? À quoi font référence les expressions si souvent entendues, prononcées le plus souvent sur un ton moqueur : « Pourquoi te prends-tu la tête ? », « Si en plus il faut penser au travail quand je vais voir un spectacle ! ». Cette recherche du divertissement gagne progressivement le public de la danse. Que se joue-t-il ? Dans le contexte actuel français, le rire, loin d’être créatif et libératoire, cache, masque la complexité des situations. Il s’articule sans aucun problème à la pensée linéaire, au discours politique le plus simpliste. Une société qui veut rire de tout, se distraire à tout prix, prépare le fascisme.

Courageusement, Maguy Marin a décidé  de réagir. Il y a urgence à renvoyer un questionnement au public, de peur de voir en France et en Europe, l’art disparaître. Pour cela, nous avons à nous repositionner : il n’y a plus d’un côté les artistes qui proposeraient une création pour, de l’autre, des spectateurs consommateurs passifs. Même Helena Waldmann a compris la nécessité d’interpeller le public lors de « Letters from Tentland Return to sender » vu une semaine auparavant.
Je ne souhaite pas faire part de ce qui s’est passé à l’Opéra Comédie de Montpellier, dimanche soir. Il y aurait un paradoxe à expliquer un processus qui vous empêchera de le vivre. Toutefois, avant de courir voir cette œuvre, sachez que Maguy Marin inverse les prémices : nous sommes les acteurs, les danseurs sont les spectateurs. De la sorte, elle propose un art conceptuel et c’est à nous de recréer le concept. Ce nouveau positionnement nous aide à redevenir acteur, à sortir de la soumission imposée par la société du divertissement. Elle provoque un électrochoc salutaire en nous accompagnant à retrouver la posture du dedans – dehors qui seule permet de recréer un lien avec l’art, avec les artistes.
Oui, grâce à Maguy Marin, je n’ai plus honte de me prendre la tête. Elle me redonne la force de continuer ce blog, de poursuivre le chemin tracé depuis tout jeune : c’est la recherche du sens qui fait une vie. Maguy Marin a porté ma voix, celle de beaucoup d’autres. Elle m’a libéré des vexations dont je peux parfois faire l’objet (la dernière en date : "à quoi ça sert de voir tous ces spectacles ? N’as-tu pas envie de lâcher ?" ; le tout dit en riant !).
J’ai crié « Bravo » pour masquer les insultes d’une partie du public. À ceux qui ne perçoivent pas la menace sur l’art dans notre pays, rendez-vous dans les villes où Maguy Marin proposera « Ha ! Ha ! ». Revenez sur ce blog. Échangeons. Passionnons-nous. C’est l’une des ripostes au totalitarisme ambiant.

Sous les pavés, l’art et le social…

A Montpellier Danse, « Bleu de terre rouge » laisse de marbre.

Au studio des Ursulines, Rita Quaglia et Lluis Ayet sont sur scène pour évoquer leur voyage à Jérusalem en compagnie d’un photographe. Comment faire part de ce voyage en articulant la danse et la photographie et faire ainsi ressentir toute la complexité de cette ville ? Comment relier  le langage du corps avec celui des images ? Ce joli défi esthétique est en parti réussi. La scénographie est de toute beauté lorsque les deux danseurs bougent des panneaux où sont projetés des éclats de photo. Cette mise en espace nous immerge dans une ville fragmentée, où les communautés se cloisonnent et n’arrivent plus à communiquer. La bande-son facilite l’immersion. Je ressens le talent d’Annie Tolleter, scénographe, déjà remarquée dans « La place du singe » de Mathilde Monnier et Christine Angot lors du Festival d’Avignon en 2005.
Mais cette esthétique masque le propos chorégraphique, souvent réduit, face à l’imposante mise en scène. Je n’arrive plus à percevoir le lien entre la danse et la photographie comme si la forme prenait le pas sur le fond. Surtout, je ne ressens pas Jérusalem à travers les corps. Les deux  danseurs semblent ne jamais communiquer. De murs, je ne vois pas de pont. Toutes ces fragmentations empêchent d’avoir accès au ressenti du photographe, au lien qu’il a pu entretenir avec les danseurs si bien que « Bleu de terre rouge » m’est apparu froid comme une mécanique bien huilée. À trop vouloir se perdre dans les rues de Jérusalem, Rita Quaglia et Lluis Ayet ne voient plus le  territoire et me perdent avec leur plan si détaillé.


À Montpellier Danse, Nacera Belaza et son temps du repli.

À la lecture de la présentation du spectacle, je comprends que Nacera Belaza, chorégraphe en résidence au Blanc – Mesnil, a vécu une période de repli sur elle-même. Ce qu’elle en écrit est intelligent : « Être danseuse et chorégraphe sont pour moi deux postures indissociables. Le point de vue de l’une alimente celui de l’autre, si je vois « clair » dans mes pièces c’est parce qu’aussi je suis à l’intérieur. J’ai souvent la sensation de les construire du dedans et du dehors. Mon espace de travail, lui, a toujours été un lieu privilégié qui m’a permis d’explorer mes principales préoccupations telles que : le silence, la lumière, le vide, l’obscurité, la vie, la fin, l’être humain…Tout cela à travers le corps. Cette recherche a nécessité par conséquent un véritable repli afin de nous couper du bruit de la rue et de nos vies ».
À présent, Nacera Belaza souhaite s’ouvrir, « refaire surface » et nous faire part de sa vision de l’être humain. C’est ambitieux, mais la danse m’a déjà habitué au défi de nous aider à comprendre notre complexité. Je suis donc curieux à l’idée de l’accueillir d’autant plus que je ne la connais pas. Le Théâtre de Grammont est comble, composé de pas mal de professionnels et d’amis de la chorégraphe, pour assister à « Titre provisoire / un an après… ».
Tout commence par une attente de dix minutes que le public semble ne pas supporter. Un magnifique jeu de lumières baigne la scène agrémentée d’un bruit d’une forte pluie tombant sur un toit. Cette alchimie m’évoque le repli sur soi, le travail intérieur, la découverte de nouveaux sens. Là où certains spectateurs manifestent leur angoisse du vide, je ressens la présence de l’artiste dans ce chaos. Progressivement, une silhouette se dessine à travers la vidéo. Je ne vois pas bien s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. L’ambiguïté est jubilatoire. Puis, par une étrange transformation, là voilà, humaine, qui arrive lentement sur la scène en hochant la tête. Sa venue rassure le public. Elle est suivie par deux danseuses, habillées à l’identique, dansant les mêmes mouvements. On croirait deux clones. C’est alors que le trio se met en place pour danser une valse où les gestes se répètent (rondeur, révolte, cassure). Ce langage du renouveau, du « refaire surface » est pauvre, presque anesthésiant. L’ennui me gagne. Cela ne m’évoque plus rien. À qui s’adresse-t-elle ? D’une posture de repli, Nacera Belaza nous offre une ouverture à partir d’un langage fermé. C’est comme si elle voulait expliquer la psychologie avec la musique des chiffres ! Je ressens progressivement un malaise…je ne me sens pas à ma place, comme un voyeur.
La fin du spectacle semble approcher. Elle reste seule et se met à tourner en rond. D’une ouverture, je ne sens que de la fermeture. Elle quitte la scène pour réapparaître sur l’écran vidéo. Elle danse au ralenti. Le langage ne change pas. Elle est dedans ; le public dehors.

Au final, « Titre provisoire / un an après… » est une œuvre égocentrique dont je ne doute pas de la valeur thérapeutique pour son auteur. Cela aurait pu être une danse autobiographique capable de faire résonance avec notre histoire. De résonance, je n’en ai pas entendu l’écho.

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H Cybulska H Cybulska H Cybulska H Cybulska

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Montpellier Danse nous invite à découvrir Radhouane El Meddeb, jeune chorégraphe tunisien, mais aussi comédien dans son pays et en France auprès de Jacques Rosner. Deux de ses créations nous sont proposées : « Pour en finir avec moi » et « Hùwà » qui, à l’instar de Nacera Belaza, traduisent une recherche personnelle.
« Pour en finir avec moi » est un solo dansé par Rahouane El Meddeb. C’est un homme plutôt rond, loin du physique d’un danseur occidental. Sa danse, minimaliste, est d’une précision, d’une poésie touchante. Il avance à petits pas, produit parfois des mouvements brusques pour ensuite redevenir rond. Son cheminement dans l’espace reflète son introspection faîte d’avancées et de recul dans un contexte tunisien pour le moins difficile dans la promotion de la différence. Son talent réside dans sa capacité à nous émouvoir lorsqu’il nous recherche du regard, à nous inclure dans son évolution personnelle. Je ressens chez cet homme un profond désir d’être aimé, d’être reconnu pour ce qu’il est. Il reçoit du public de chaleureux applaudissements comme un signe d’encouragement à poursuivre sa quête artistique. Espérons qu’il puisse à terme s’entourer d’autres danseurs pour donner à sa chorégraphie toute la portée politique et sociale qu’elle pourrait avoir.
Son deuxième solo, « Hùwà », dansé par Lucas Hamza Manganelli provoque un malaise perceptible à la fin de la représentation. Alors que les klaxons traversent les murs du Théâtre du Hangar (le foot réussit à s’immiscer partout…), le danseur arrive nu sur scène. Il marche à petits pas pour se poster face à nous, le regard fixe. Il balaie de gauche à droite pour revenir au centre. Ce regard m’émeut et me terrifie en même temps. Je ressens tout à la fois de l’humiliation et une détermination sans faille à nous défier. S’ensuivent alors de très beaux mouvements qui métaphorisent la difficulté de changer et l’impossibilité de rester le même. Cette recherche, loin de mener vers l’autonomie, le guide vers…Dieu. C’est à ce moment que le solo bascule vers la lourdeur, la répétition, la soumission. Changer pour aller vers Dieu engendre décidément toujours les mêmes postures, les mêmes effets. Radhouane El Meddeb nous impose alors ses états de la révélation divine. Parce que précisément ces états provoquent ce qu’il danse, cela ne me touche pas et ne me touchera jamais.
« Hùwà » aura quelques difficultés à s’immiscer dans le paysage chorégraphique en France : parce que nous sommes un pays laïc, la Danse n’est pas le langage des religions. L’est-elle du foot?…

Montpellier Danse remet le son avec « 2008 Vallée » de Mathilde Monnier et Katerine.

Qui n’a jamais rêvé d’un concert pop – rock, scénarisé comme une pièce de théâtre, avec des danseurs pour décupler la puissance émotionnelle de la musique? La transdisciplinarité en vogue chez certains chorégraphes et metteurs en scène de théâtre semble laisser de marbre pour l’instant les chanteurs (à l’exception notable de Florent Marchet et Camille). Et pourtant, ce rêve, Mathilde Monnier et le chanteur Philippe Katerine le réalisent dans la Cour des Ursulines pour Montpellier Danse, accompagné des klaxons, célèbre musique d’ambiance d’après match de foot.
« 2008 Vallée » est donc la rencontre de l’univers burlesque, provocateur et politiquement incorrect de Katerine avec la danse exigeante de Mathilde Monnier. En se liant, leur art respectif gagne en hauteur, en créativité. Si l’on rit beaucoup, tous deux portent un regard féroce sur notre société vide de sens jusqu’à l’absurde, mais qui donne à Marine Le Pen une place de choix. C’est dans cette terrible alternative que les six danseurs compagnons de fortune de Katerine trouvent des stratégies pour réinventer de nouveaux modes de communication et d’autres processus créatifs.

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Tous les articles du Festival d’Avignon 2006: 4ème partie, les hors-jeu.

Ci-dessous, quatrième selection d’articles du Festival d’Avignon 2006. Pour voir les photos et l’article en taille normale, cliquez sur le titre.

 

Au Festival d’Avignon, Alain Platel et la Compagnie Kubilaï Khan Investigations isolent « Sans retour » de François Verret.

Depuis quelques jours, la danse fait  une entrée remarquée  au Festival d’Avignon. Nous en faisions l’écho hier à propos de la Compagnie Kubilaï Khan Investigations qui  présentait le magnifique « Gyrations of barbarous tribes » au Théâtre des Hivernales. Le chorégraphe Franck Micheletti y dessine un nouvel espace de croisement des cultures, de pluridisciplinarité qui s’appuie sur la force d’un groupe métissé où quatre danseurs du Mozambique côtoient ceux de la compagnie. Ils nous ont donné avec enthousiasme des clefs pour sortir de l’isolement pour approcher autrement la différence.
Dans le même objectif, mais avec une autre démarche, le chorégraphe belge Alain Platel des Ballets C. de la B. a fait sensation hier soir avec « VSPRS » dans la cour du Lycée Saint Joseph. J’avais vu ce spectacle à Bruxelles en mai dernier lors du KunstenFestivalDesArts. Mon article faisait référence à mes résonances provoquées par « VSPRS ». Deux mois après, j’ai vu cette œuvre enrichie de mes réflexions. La fascination pour le travail de Platel demeure. Il réussit avec ses onze danseurs et ses musiciens à concevoir un nouvel espace de créativité et de lien social. Les fous (puisque c’est d’eux dont il s’agit) ont comme point de départ ce que nous leur laissons (c’est-à-dire pas grand-chose) pour créer des interactions entre l’art, le sublime, et le religieux. Alain Platel frappe fort pour faire bouger nos consciences. Il nous donne l’énergie pour changer de regard sur la différence par l’art. Sans aucun doute, « VSPRS » restera le spectacle phare de cette 60e édition parce qu’il est au cœur de la reconstruction du lien social.
« Sans retour » du chorégraphe François Verret n’aura pas de tels honneurs. Et pourtant, sa dernière création était attendue. Je me souviens encore de « Chantier Musil » vu au théâtre des Salins de Martigues au printemps 2005. J’en garde l’image d’un chorégraphe créatif, qui sait relier les arts du cirque et la danse pour un propos porteur de sens sur le monde, notre société et la place des artistes. Avec « Sans retour », François Verret a l’idée de nous proposer un voyage en bateau avec un équipage traquant une baleine. Il s’est inspiré de la lecture de « Moby Dick » d’Herman Melville, illustrée par la lecture de strophes extraites de « The Fiery Hunt » de Charles Olson. Sur scène, trois énormes souffleries et quelques éléments dans un décor blanc sont censés nous faire voyager. Le groupe largue les amarres, en quête d’un idéal, pour se réinventer, seul et à plusieurs. Il est prêt à tout pour tuer cette baleine quitte à s’aveugler du pouvoir qu’il confie au capitaine. Les souffleries sont alors au maximum pour freiner les individualités et le projet. Pour appuyer son propos, François Verret joue son propre rôle, métaphore de celui qui tire les ficelles de ce monde qui part dans tous les sens. Une jeune femme en retrait derrière un pupitre crie et chante les strophes. La pression sur l’équipage est insoutenable. Notre groupe se reconstitue après la mort de la baleine et crée un nouvel espace où les individus pourraient vivre autrement, ensemble.
En cinquante minutes, François Verret produit quelques beaux effets, mais sa vision de ce nouvel espace est enfermante, sans perspectives. La pluridisciplinarité au cœur de cette traversée est quasiment absente (seul le danseur Dimitri Jourde de la Compagnie Kubilaï Khan Investigations, vu hier dans « Gyrations of barbaroustribes"  impose par sa présence). Les autres (trapézistes et circassiens) semblent porter à bout de bras ce voyage sans finalité. Quand le calme revient, ils paraissent tous désemparés, épuisés par ces souffleries qui les empêchent d’être des artistes. Entre le metteur en scène qui tire les ficelles et la chanteuse qui nous décrit le voyage (depuis quand me raconte-t-on une histoire quand je vais voir de la danse ?), tout paraît sous contrôle. Pour finalement savoir ce que nous savons déjà : les rapports sociaux dysfonctionnent, le lien social est malmené, les jeux de pouvoir personnels prennent le pas sur le projet. Il peut toujours mettre ses souffleries en marche, utiliser toutes les m&eac
ute;taphores qu’il veut, sous-utiliser ses magnifiques acteurs, il n’a strictement rien à proposer. Il emprisonne la jeunesse dans une analogie qui n’ouvre pas.

Le public applaudit par convenance pour saluer ces artistes qui auraient mérité d’intégrer des compagnies métissées, ouvertes vers le monde et suffisamment mis en puissance pour être force de proposition. Finalement, François Verret est une métaphore à lui tout seul : celle d’un personnel politique enfermé dans des schémas linéaires de diagnostic.
La presse nationale légèrement complaisante parle, à propos de « Sans retour » d’un "nouveau départ". Sauf que Platel et Micheletti sont déjà loin.


Au Festival d’Avignon, Olivier Py vulgarise Jean Vilar. Affligeant.


C’est le dernier spectacle de l’édition 2006. Olivier Py, auteur et metteur en scène de talent, a été missionné par la Direction pour célébrer le 60e anniversaire du Festival à partir des écrits de Jean Vilar, son fondateur. Il s’agit « d’imaginer l’avenir du théâtre populaire ». Rien que ça.
Dans l’indifférence quasi générale, un homme, visiblement ému, tient une pancarte sur la place du Palais des Papes : « 35 euros la place : voilà le théâtre populaire vu par la Direction du Festival ». Comment ne pas être d’accord avec lui, même si je conteste le procédé qui culpabilise  ceux qui ont acheté leur billet. Cela dit, nous ne l’avons pas tous acquitté: la Cour n’est pas remplie et de nombreux spectateurs ont été invités. Avant même que le spectacle commence, cette soirée signe symboliquement la mort de l’idéal de Jean Vilar. Est-ce une raison pour l’enterrer une deuxième fois ?  « Les écrits de Jean Vilar » par Olivier Py vont s’aventurer sur le terrain nauséabond de la démagogie et du mauvais goût.
Je suis d’une génération qui n’a pas connu Jean Vilar. La Maison qui lui est dédiée en Avignon m’a souvent aidé à cerner la complexité de cet homme qui a fait du théâtre populaire un acte d’engagement politique et artistique. Mais je ressentais le besoin de rencontrer Jean Vilar…sur la scène !

Malheuresement, Olivier Py donne aux écrits de Vilar une vision réductrice et caricaturale. Est-il nécessaire pour appréhender le propos politique d’un homme, de le caricaturer dans ses excès (la scène où il s’adresse à ses comédiens après une représentation le fait passer pour un obsessionnel) ? Est-il utile, lorsqu’on évoque les intellectuels de l’époque, d’affaiblir leur propos en les affublant de tics de langage et autres excentricités vestimentaires (voir Genet déguisé en Pape, les fesses à l’air est affligent de bêtise) ?
Est-il judicieux, par les temps qui courent, de réduire le mouvement de Mai 68 à des corps nus et autres fumées ? Est-il intelligent d’annuler la portée politique des discours de Vilar en les alignant pour suivre une chronologie paresseuse?
Les écrits de Vilar ne sont pas destinés à être joués sur scène. Une lecture – spectacle aurait été bien plus pertinente. Mais Olivier Py se croit au-dessus des textes. Il neutralise le fond par des effets de forme issus de sa dernière création « Les vainqueurs » joués au Festival en 2005.
Py, à partir des textes de Vilard, rend hommage à Py et en profite pour régler définitivement ses comptes avec l’édition 2005 du Festival (l’épisode de mai 1968 fait penser aux chorégraphies de Jan Fabre ; Vilar affirme à plusieurs reprises l’importance du théâtre de texte). Oserais-je évoquer le jeu des comédiens ? John Arnold dans le personnage de Vilar porte un habit trop grand pour lui. Le reste de la troupe change de rôles comme de chemises par un jeu d’imitation pathétique (la scène avec Jean-Paul Sartre fait un peu honte).
Olivier Py nous a servi un spectacle indigeste. Caressé dans le sens du poil, le public applaudit chaleureusement. Je doute qu’il s’interroge sur l’avenir du théâtre. Pour 35 euros, il en a pour son argent : du rire, du texte et quelques scènes qui n’ont pas fini d’alimenter ses préjugés sur la politique culturelle et les intellectuels. Ce n’est donc pas le Festival d’Avignon qui va repenser le théâtre populaire, mais les citoyens, le politique. Reste à trouver l’Agora qui permettra ce beau défi. Loin des discours démagogues et réducteurs d’artistes enfermés dans leurs certitudes et leur vision réduite du théâtre de texte.

Au Festival d’Avignon, « Mozart et Salieri » façon Poutine.

Je ne compte pas épiloguer très longuement sur cette pièce affligeante. « Mozart et Salieri. Requiem » m
is en scène par Anatoli Vassiliev se joue dans le beau site de la Carrière de Boulbon. Un décor en carton pâte et une alcôve en plexiglas posent le cadre de cette pièce ringarde. Le spectacle est composé de deux parties. La première étant « la scène dramatique »
Mozart et Salieri d’Alexandre Pouchkine où se joue la légende selon laquelle Saliéri empoisonne son concurrent. La deuxième est un Requiem de Vladimir Martynov. Ni l’une, ni l’autre ne donnent à l’ensemble une cohérence artistique.
La relation entre Mozart et Saliéri est réduite à sa plus simple expression : les acteurs déclament leur texte comme dans les années cinquante à la Comédie Française. Les costumes renforcent le côté kitch de cette mise en scène d’un autre âge. La chorégraphie des musiciens et du chœur des anges fait davantage référence à une danse folklorique qu’à un travail sur les corps. La relation complexe entre les deux compositeurs aurait pu inspirer. En outre, Anatoli Vassiliev fait le choix d’accompagner l’intensité dramatique par toute une série de rites religieux. J’ai l’étrange sensation d’être à la messe. Ce choix artistique est paresseux. Je ne tarde pas à prendre mon blog de papier pour écrire : « Rendez-nous Jan Fabre ! » pour le montrer à mes voisins de côté et de derrière ! L’arrivée d’un diable avec un sexe de bois en érection finit par provoquer l’hilarité générale quand j’évoque l’arrivée de Sarkosy.

Plus sérieusement, cette pièce dégage une atmosphère pesante, malsaine comme si la mise en scène était l’oeuvre d’un homme influencée par un contexte totalitaire en Russie. Mais je m’égare…

Au Festival d’Avignon, Anatoli Vassiliev fait de l’art brute.

Après « 
Mozart et Salieri », spectacle ringard proposé par Anatoli Vassiliev à la Carrière Boulbon, je persiste pour assister à « Iliade Chant XXIII » dans ce lieu magique. C’est le récit de la vengeance d’Achille contre les Troyens, après la mort de son ami Patrocle. Le Roi Hector, assassiné, sera l’objet de cette vengeance. A l’issue de ces deux heures quarante, je me questionne toujours : comment définir ce théâtre ? Pourquoi ce metteur en scène me tient-il tant à distance? Tout est verticalisé, brutal, et cela fascine certains spectateurs qui sont radicalement en transe face à ce chœur de vingt-trois chanteurs. Moi pas. Ils m’ennuient dans leus déplacements et leurs chants m’évoquent une chorale d’enfants de coeur. Les quinze  acteurs parlent toujours avec le même phrasé (style «Comédie Française » et « je vous engueule en même temps ») : cela me glace le sang tant c’est brutal, guerrier, sans nuance comme si Vassiliev faisait fi de la complexité psychologique des personnages. Progressivement, ces acteurs me font peur ; ils ne me regardent jamais : le public existe-t-il ? C’est une relation à sens unique. Nous sommes très loin de la préoccupation des artistes actuels qui s’interrogent sur l’interaction entre l’art théâtral et le public. J’ai l’étrange sensation de régresser, d’être dépendant de cette mise en scène. Comme si Vassiliev ne me laissait aucun espace si ce n’est le sien.Quant à la danse, elle illustre les propos alors que ce n’est pas sa fonction ! « Iliade Chant XXIII » va donc chercher chez le spectateur sa fascination pour le symbole (les poupées jetées à terre font leur effet, les oiseaux de mauvaise augure transcendent,…), pour le culte du chef et sa recherche d’un au-delà. Anatoli Vassiliev est alors leur gourou. Un tiers du public préfère quitter les gradins ; l’autre s’endormir. Et puis, quelques irréductibles veulent comprendre. Ils attendent le moment où tout pourrait basculer, mais rien ne vient. Ils préfèrent se moquer de ce théâtre prétentieux.« Iliade Chant XXIII » vaut-il un article sur ce blog ? Vassiliev réussit-il à me rendre incompétent pour écrire  sur son théâtre?
Brutal comme questions…


Au Festival d’Avignon, le homard réchauffé de Jan Lauwers.

En 2004, au Festival d’Avignon, « La chambre d’Isabella » du metteur en scène Flamand et plasticien Jan Lauwers fut un triomphe. En 2005, « Needlapb 10 » était une série d’idées de spectacles qu’il souhaitait expérimenter avec les festivaliers. Ce fut un bide même si le concept de laboratoire était intéressant. En 2006, Jan Lauwers nous propose « Le bazard du Homard » dont nous avions pu voir un (mauvais) extrait l’an dernier. De 15 minutes de cuisson, nous en prenons pour 1h30. Au final, un plat indigeste, mal préparé. Ce sont les restes de la veille dont il faut bien se débarrasser pour ne pas gâcher la nourriture. En 2006, ayant encore le goût de « La chambre d’Isabella » dans la bouche, le public d’Avignon n’est pas très regardant sur le met. La malbouffe traverse aussi les arts vivants…
De quoi s’agit-il ? D’une histoire de homard décliné à toutes les sauces. Au commencement, un serveur dans un restaurant fait tomber le crustacé sur la veste blanche d’Axel. Celui-ci vient de perdre son fils, Jef, d’un arrêt cardiaque au bord de la mer (le homard, la mer…Vous suivez ?). Sa femme, Theresa, ne s’en remet pas. Axel est professeur de génétique. Il a du génie pour avoir créé deux clones : un ours (Sir John Ernest Saint James…Hilarant, non ?) et Salman (le premier clone humain). Très vite, il s’aperçoit que Salman ne pourra jamais remplacer son fils perdu. Pas plus que Mo, le réfugié. Quant à Nasty, la jeune fille à la beauté éphémère…J’arrête là. Écrire la suite de l’histoire nécessite l’assistance d’un psychiatre. Il est impossible de décerner le sens au premier, deuxième, troisième degré. Pour combler le vide abyssal, Jan Lauwers empile les métaphores les unes sur les autres en souhaitant que le spectateur fasse lui-même sa sauce. On lui raconte l’histoire de l’histoire, au cas où il ne comprendrait pas qu’il est au théâtre. L’imagination du public est tellement contrôlée que cela en devient autoritaire. On agrémente le tout de quelques chansons insipides (même la Star Academy renverrait ces chanteurs de pacotille à leurs charmantes études), de vidéos consternantes de prétention. Pour donner à ce homard un goût presque avarié, on l’embellit d’une danse déjà vue et revue dans les différentes œuvres de Lauwers. La chorégraphie voudrait nous faire ressentir la vie dramatique de nos protagonistes : elle renforce surtout l’amateurisme ambiant et le bâclage du tout. Ce collectif nivelle toutes les disciplines vers le bas. Chaque acteur semble s’ennuyer ferme et se demande ce qu’il fait dans ce mauvais cauchemar.
Jan Lauwers utilise la trame qui avait fait le succès de la chambre d’Isabella : un savant mélange de danse, de chanson, de théâtre, et d’art contemporain articulé autour d’une magnifique histoire de vie qui faisait résonance avec le public. Avec ce bazar, Jan Lauwers brouille les cartes par orgeuil, à partir d’une histoire à plusieurs entrées (se croit-il le David Lynch du théâtre ?). Au final, « Le bazar du homard » fait de la philosophie de comptoir.
Je conseille à Jan Lauwers de s’éloigner pendant quelque temps du Festival d’Avignon pour laisser la place à d’autres mets.  Ce homard est trop difficile à digérer. Isabella le renverrait sûrement en cuisine.

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Tous les articles du Festival d’Avignon 2006: 3ème partie, les mondes enfermants.

Ci-dessous, une troisième sélection d’articles du Festival d’Avignon 2006. Pour voir les photos et l’article en taille normale, cliquez sur le titre.

 

Au Festival d’Avignon, « Asobu » de Josef Nadj m’a perdu.

J’attendais ce rendez-vous depuis si longtemps. L’univers du chorégraphe Josef Nadj fut une découverte il y a quelques années au Festival d’Avignon. L’an dernier, « Last Lanscape » et « Comédia tempo » m’avaient transporté dans un autre monde. Il a le talent incroyable de déconstruire pour reconstruire une nouvelle réalité.
« Asobu » au Palais des Papes est donc l’un des événements de la 60ème édition du Festival d’Avignon.
À la sortie, je suis vide. Rien ne vient, aucune image en particulier. Je suis perdu, bloqué. Que s’est-il donc passé ?
En arrivant au Palais des Papes, je ne suis pas encore entré dans le Festival. Je sors de « La poursuite du vent » déboussolé ; je suis dans l’entre-deux : entre la fin du Festival « Montpellier Danse » et l’univers du théâtre. Je flotte et « Asobu » me coule…
Je suis au 5e rang ; sur la gauche. De biais. Je suis décentré, c’est le cas de le dire. Je perçois donc l’envers du décor. De l’imaginaire de Nadj, je ne vois que le réel pendant plus d’une heure (les danseurs qui se changent, qui préparent leur « coup », …). Je cherche les enchaînements. Je veux comprendre l’univers d’Henri Michaux, poète inconnu pour moi, à qui est dédié le spectacle. En vain. Je cherche à décoder le langage métaphorique de Nadj ! Un comble alors que je suis capable de me laisser transporter dans des univers bien plus conceptuels ! Je vois un groupe se créer devant moi, où se croisent les arts, l’Occident et le Japon, l’individu et le collectif. Je ne suis pas du voyage. L’immensité de la Cour d’Honneur m’écrase, moi qui suis plus habitué à voir Nadj dans l’intimité des lieux. Je me sens collé au réel. Comme le souligne fort justement René Solis dans sa critique du spectacle pour Libération : « On ne s’y perd pas, dès lors que l’on accepte de ne pas s’y reconnaître. Le titre signifie «jeu» en japonais ; un jeu du labyrinthe si l’on veut, où le besoin de trouver la sortie devient vite secondaire, tant la curiosité s’y conjugue au présent. »
Tout est dit.
« Je suis passé à côté » devient mon leitmotif.
Et si Nadj m’avait perdu ? Certes, mais je me sens bien seul dans le concert de louanges des critiques et du public.
 Alors ?
Alors, rien.
Voilà, c’est dit.
Écrit.
A digérer.

Au Festival d’Avignon, « Mnemopark » devrait inquiéter…

Derrière ce titre, une inquiétude, des questionnements, une réflexion. Existe-t-il beaucoup d’œuvres qui autorisent une telle cogitation ? Cela dit, « Mnemoark » du Suisse Stefan Kaegi n’est pas  la « révélation » du Festival, comme le laisse entendre la rumeur. Il faudrait pour cela que l’art transcende les clivages. C’est loin d’être le cas avec cette oeuvre réductrice.
Ils sont cinq, âgés de plus de soixante ans, passionnés de modélisme. Ils ont reproduit la ligne de chemin de fer de leur canton, en Suisse. Ils sont accompagnés d’une comédienne et d’un autre passionné, français celui-là, originaire d’Avignon. Ils nous proposent pendant plus d’une heure trente un voyage dans leur région, à l’heure de la mondialisation. J’ai parfois l’impression d’assister à un film documentaire (le petit train dispose d’une minuscule caméra, les passionnés n’hésitent pas à prendre le caméscope pour nous offrir sur un écran géant des panoramas saisissants !). La comédienne, avec son sifflet, est la chef de gare. Elle ordonne les arrêts et les départs pour permettre à chaque passionné d’expliquer, à leur échelle (réduite), les effets de la mondialisation. Si la France s’inquiète de la Chine et des musulmans, la Suisse est préoccupée par l’Inde qui déstabilise tout à la fois le marché de la viande bovine et la culture en imposant ses choix cinématographiques bolywoodiens ! Parfois, avec la comédienne, nos amis modélistes s’amusent à un jeu : celui qui gagne a le droit de revenir dans le temps et d’être un personnage de modèle réduit.

Avec mes yeux de professionnel
, je reconnais dans ce dispositif la notion d’objet flottant développé par le psychiatre Philippe Caillé à travers l’outil du « jeu de l’oie » qui permet d’aider les familles et les équipes à sortir des situations bloquées :« Les "objets flottants" développés par Philippe CAILLÉ et Yveline Rey consistent en stratégies, techniques, outils qui, au sein de la relation d’aide, favorisent l’établissement d’une zone neutre. Cet espace intermédiaire de liberté garantit la possibilité d’un dialogue innovant. Le jeu de l’oie systémique est un des "objets flottants" médiateur de la communication. Il dérive du jeu de l’oie traditionnel mais n’en conserve que l’idée d’un parcours semé d’embûches, matérialisé par un tableau très simplifié ». « Mnemopark » est donc un jeu de l’oie avec ses cases (les arrêts des gares) et médiatise la communication entre les personnes âgées, leur région, la globalisation et les spectateurs. « Ce parcours, qui se déploie dans plusieurs directions, permet à la fois de réinformer les consultants ( couple, famille, institution…) sur eux-mêmes et de complexifier la vision parfois réductrice de l’intervenant sur le problème. En substance, ce jeu de l’oie (Loi) systémique aboutit à une "co-construction" qui favorise un élargissement du champ. En " dépliant" les strates successives de la structure qui relie les événements historiques, les valeurs, les sentiments et les jeux interactionnels de l’ici et maintenant, il contribue à modifier les regards et en conséquence les attitudes de chacun. ». Stefan Kaegi sait-il qu’il a transposé le « jeu de l’oie » sur la scène? Quand « Mnemopark » prend cette dimension thérapeutique, l’émotion est palpable surtout lors du jeu où les passionnés remontent leur passé. Mais cette dimension est noyée dans le dispositif, dans le jeu du jeu.
Avec mes yeux d’occidental
curieux de tout, ouvert aux articulations complexes, la vision de la globalisation à travers ces personnes âgées est passéiste, égocentrique. Elles sont ridicules à s’amuser ainsi devant nous et le public l’est tout autant d’assister à ce petit jeu. Il n’hésite d’ailleurs pas à se marrer lorsque le provençal prend la parole. On rit de lui comme s’il était une bête de foire. Je me surprends à me moquer d’eux. J’ai honte.
Avec un regard d’indien
, cette pièce est raciste. Elle ridiculise leur culture, positionne l’étranger comme un terroriste qui fait exploser les gares Suisses (si, si je vous assure…c’est le même amalgame que musulman = poseur de bombe). Surtout, elle voit l’Inde comme un peuple sous-développé qui envahit la Suisse avec ses tournages de films depuis qu’elle est en guerre avec le Cachemire. Que n’aurait-on pas dit et écrit si des passionnés de modélisme étaient de la  Creuse ? Mais voilà, la Suisse n’est pas dans l’Europe…
Finalement, aucune vision ne me satisfait, que je sois occidental ou indien. « Mnemopark » pour expliquer la mondialisation à l’échelle du territoire, se base sur un modèle binaire. L’utilisation du modèle réduit aurait pu faciliter une méta – vision. On ne me propose qu’une vision réductrice, collée à la voie de chemin de fer. Stephan Kaegi ne voit pas la mondialisation comme un processus qui ouvre, diffuse la démocratie,  crée ce qui n’existe pas encore,  réduit ce qui perd du sens, menace en l’absence de projet global. Si tel était le cas, il aurait conçu une œuvre d’art profondément innovante qui transcende les clivages, loin des idéologies. En se calquant sur les théories de José Bové (cité à plusieurs reprises), il charme le public français qui pousse rarement la réflexion plus loin que son pré-carré, vote « non » à la constitution, facilite Le Pen au deuxième tour d’une élection présidentielle et se prépare de nouveau à voter pour des can
didats contestataires. 

« Mnemopark » révèle notre réduction. J
e tente d’ouvrir en écrivant ce modeste papier. C’est ma seule réponse pour refuser que l’on transforme la scène de théâtre en modèle réduit. J’ai tant besoin d’ouverture…

Au Festival d’Avignon, le fantôme d’Isabella ressuscite Claire Goll dans «La poursuite du vent».

Ce samedi 8 juillet à 18h au Théâtre Municipal d’Avignon, je débute mon périple festivalier avec émotion, mais aussi avec une certaine appréhension : « Vais-je tenir la distance ? ». Pour me rassurer, j’ai rendez-vous avec Viviane de Muynck. J’ai souvent fait référence à « La chambre d’Isabella » sur ce blog ici et . Elle nous a manqué l’an dernier et ce n’est pas sa courte apparition en 2005 dans « Needlapb 10 » du metteur en scène flamand Jan Lauwers qui a pu calmer l’attente. Car Viviane De Muynck est une actrice exceptionnelle, au parcours atypique (elle était secrétaire de direction avant de tout lâcher pour devenir comédienne). Elle a bouleversé de nombreux spectateurs en incarnant Isabella, 104 ans, aveugle et pleine d’énergie
En solo, elle signe son retour en Avignon avec « La poursuite du vent ». Elle incarne Claire Goll. Née en 1910, après une enfance difficile, elle s’installe à Zurich où elle fréquente le mouvement pacifiste et les dadaïstes. C’est en 1917 qu’elle rencontre le poète français Yvan Goll et se lie aux artistes cubistes et surréalistes. Avec son mari, ils composent des recueils de poésie. Après son décès, Claire Goll poursuit son œuvre littéraire et publie en 1976 ses mémoires (« La poursuite du vent »). La révélation de ses amitiés, mais surtout de ses inimitiés choque et suscite la polémique.
C’est donc une femme à la vie chaotique qui se présente à nous. Avec Claire Goll, je parcours cette période créative où Picasso côtoie Malraux, où le dadaïsme traverse les arts. J’apprends la relation fusionnelle qu’elle entretient avec son mari. Mais surtout ses jugements à l’emporte-pièce ponctuent de nombreuses anecdotes sur les amis et ennemis qui fréquentent le couple. La mise en scène de Jan Lauwers joue sur l’ambiguïté. Ce n’est pas Isabella qui interprète Claire Goll. En effet, tout oppose les deux pièces : collectif contre solo, objets omniprésents sur le plateau de « La chambre d’Isabella », plateau dépouillé ici ; danse et théâtre en 2004, texte seul ici. Toutefois, l’histoire de Claire Goll est vue avec les yeux d’Isabella : empathie dans la mise en scène, jeu charismatique de Viviane De Muynck pour incarner Claire Goll, regard distancié porté sur sa vie et magnifique jeu de lumière. Mais à mesure que la pièce avance, je m’ennuie (à l’exception de la dernière scène où Claire Goll pleure son mari et qui sort le public de sa torpeur). J’attends Viviane De Muynck là où elle ne peut plus aller, mais elle ne va pas là où j’attends qu’elle me surprenne (vous suivez ?!). Jan Lauwers a donc pris peu de risques comme s’il hésitait à exposer Viviane de Muynck après le phénoménal succès de « La chambre d’Isabella ».
En quittant le théâtre, je ressens de la tristesse : l’histoire de Claire Goll m’a peu touché et j’ai perdu Isabella. Cela n’est pas sans résonance. Comme quoi, le théâtre entremêle les  histoires et tisse entre spectateurs et comédiens des liens indestructibles.

Au Festival d’Avignon, « Battuta » de Bartabas tourne joyeusement en rond.

En 2003 au Festival d’Avignon, Bartabas avait choqué de nombreux professionnels et spectateurs au sujet de la crise des intermittents. Replié dans son Théâtre Équestre, il était apparu méprisant, autoritaire et loin des réalités économiques et sociales. Sa création d’alors « Loungta, les chevaux de vent » ne fut jamais montrée. J’en garde envers l’homme un ressentiment. Seul l’artiste peut me faire oublier ses paroles.

Trois ans plus tard, je me rends au Domaine de Roberty, près d’Avignon, pour « Battuta » . Le chapiteau est bondé ; le public survolté applaudit à tout rompre. Le dispositif scénique est de toute beauté : au centre, un puits de lumière d’eau descend. Sur chaque côté de la piste, un orchestre : l’un joue une musique classique, presque mélancolique ; l’autre est une fanfare venue de Moldavie. Pendant tout le spectacle, ils se répondent comme dans un dialogue où le blanc et le noir, la vie et la mort s’affronteraient!  Bartabas nous invite au voyage: une population nomade va d’un territoire à l’autre. Elle emmène avec elle roulottes, chevaux et des familles en complète recomposition. Le mariage modifie les équilibres et nous voyons sous nos yeux comment les liens entre individus peuvent changer la donne. J’assiste à une course poursuite entre le père, ses amis et l’homme qui épouse sa fille.
Finalement, tout le monde se court après ! Je souris à certaines scènes (le défilé de quinze roulottes, toutes extravagantes les unes des autres), alors que certaines sont déplacées (le nomade qui vole le sac d’une femme, les jeux virils des hommes). Je m’interroge sur l’omniprésence des policiers sur scène (message subliminal pour soutenir la politique de Sarkosy envers ces populations?).
Malgré tout, je finis par m’ennuyer de ce jeu répétitif. Il n’y a aucun temps mort pour respirer comme si Bartabas évitait le sens. Que veut-il nous dire ? Où est la réflexion que procurent la plupart du temps ses œuvres ? Bartabas plonge dans le divertissement le plus total alors qu’il est programmé dans un Festival de création. Je ne doute pas qu’il assure la billetterie, mais cela justifie-t-il tout ? Se poser la question du sens n’empêche pas le divertissement. Bartabas en fait l’économie dans un département, le Vaucluse, qui rejette massivement les populations nomades, vote à 40 % pour le Front National. Je sais, j’extrapole, j’en fais un peu trop, …Mais ce serait tout de même intéressant d’interpeller Bartabas, lui qui ne s’est pas gêné il y a trois ans de donner des leçons de théâtre et de démocratie…

Au Festival d’Avignon, Thierry Baë vend son journal avec moins d’inquiétude.

J’ai vu « Journal d’inquiétude » de Thierry Baë lors de l’édition 2005 du Festival « Danse à Aix » disparu depuis. Je n’avais pas aimé ce spectacle dans un contexte de repli du festival sur lui-même. La suite des événements m’a donné raison. Avec un peu de recul et dans le contexte d’Avignon, je serais moins sévère même si le côté nombriliste de l’œuvre continuerait sûrement  à m’agacer. Ci-dessous, ma critique de l’époque…

 « Thierry Baë arrive sur la scène du 3bisF, lieu de création artistique attaché au Centre Hospitalier psychiatrique de Montperrin d’Aix en Provence. C’est un homme de 46 ans, au beau parcours de danseur (je l’avais remarqué dans « Les Philosophes » de Joseph Nadj en Avignon il y a quelques années). Il a un micro caché dans les cheveux (décidément, les artistes y succombent tous…). Sa voix dicte ses mouvements de danse. L’exercice dure (péniblement…) vingt minutes. On saura plus tard qu’il est atteint d’une maladie pulmonaire qui l’empêche de faire de gros efforts.
Un film est projeté durant trente minutes. Outre que l’intérêt artistique laisse à désirer, j’assiste médusé  au processus de création de l’œuvre présentée ce soir. Tout commence par une rencontre avec Patrice Poyet, Directeur du Festival « Danse à Aix », à qui Baë promet la présence de Mathilde Monnier et de Joseph Nadj dans ce prochain spectacle. Poyet n’en revient pas (le succès est assuré), prêt à signer le contrat. Il s’ensuit  des rencontres ratées avec Nadj, Monnier et d’autres danseurs. C’est le film d’un naufrage annoncé. A la fin de la projection du film, nous voyons apparaître sur scène le magnifique Joseph Nadj qui reproduit, sous les indications de Baë, la chorégraphie du départ, la grâce et le talent en plus. Malaise… J’assiste en direct au suicide professionnel de Baë (NDLR : La tournée du spectacle et sa présence au Festival d’Avignon me donneront tort !)
C’est un spectacle chorégraphique où l’on m’impose trente minutes de film ; où le directeur du Festival "Danse à Aix" est un des acteurs principaux ; où un danseur en fin de carrière se fait voler la vedette par son mentor, valeur sûre pour tout programmateur  (d’ailleurs, Nadj sera lui même directeur associé de la prochaine édition du Festival d’Avignon en 2006…La boucle est bouclée).
Il aurait été sûrement plus risqué pour Baë de transmettre à un jeune danseur ; d’éviter dans la dernière partie d’accompagner le geste à la parole (ou inversement!); de nous montrer à travers la danse un processus de création  (et non à partir d’un film). Au lieu de cela, j’ai l’étrange sensation de connivence, d’un monde fermé, impitoyable, qui se regarde fonctionner. Quant à moi, j’observe ce joli petit monde avec dépit  et amusement en attendant d’autres propositions qui, je le sais, ne manquent pas d’audace dans l’univers de la danse".

1ère photo: Eric Boudet, magnifique chorégraphe de danse.
2ème photo: Christophe Raynaud de Lage.

Au Festival d’Avignon, Michel Laubu ne compte que 4 habitants.

Le thème du voyage, de l’imaginaire est au cœur de cette 60e édition du Festival. Joseph Nadj n’a pas pu me faire décoller avec le trop hermétique «Asobu ». Malgré le souffle de ses machines, François Verret, ne m’a pas donné le billet aller pour « Sans retour » (il fallait bien que je case ce jeu de mots facile !).
Michel Laubu et son « Turak Théâtre » n’ont pas mieux réussi avec « Depuis hier. 4 habitants ». Pourtant, le lieu s’y prête. Nous ne sommes qu’à quelques mètres de la Maison Jean Vilar et du Palais des Papes, dans ce si joli jardin de la rue de Mons. Une centaine de spectateurs prend place face à ce dispositif scénique pour le moins original. C’est un petit espace fait d’objet de récupération. En attendant l’arrivée des comédiens, des violons mécaniques jouent de la musique et des vieilles machines à café envoient de la vapeur. Ils arrivent à trois pour faire fonctionner ce bric-à-brac. À chaque extrémité du dispositif, deux se positionnent dans des petites cahutes en bois tandis que Michel Laubu, le marionnettiste, est au centre. Il a ramené des matériaux après un voyage en kayak sur la Durance dont du bois patiné par l’érosion des courants. « Depuis hier. 4 habitants » est une galerie de quatre portraits avec un questionnement pour le moins complexe : « Sommes-nous au même moment dans quatre endroits du monde ?  Sommes-nous au même moment dans quatre endroits du monde ? Sommes-nous au même endroit à quatre instants différents ou avec le même individu à quatre moments de sa vie ? ».
Le résultat de ce questionnement est mitigé. Michel Laubu brouille les repères narratifs pour nous inviter à construire notre histoire alors que les objets sont omniprésents. Ils n’ont pas le pouvoir de me déconstruire: ils sont instrumentalisés et une technique linéaire régit leurs attitudes. Tout est trop bien huilé. Même si je ris à certaines scènes, je reste collé à cette mécanique. Je m’étonne même de ne rien ressentir comme si mon rire répondait aux rouages parfaits de l’objet. Seul un comédien peut réussir ce tour de force de m’emmener loin des sphères du réel.
J’ai passé un agréable moment, mais « Depuis hier. 4 habitants » sera vite oublié par le temps qui passe. Il n’y a plus qu’à souhaiter que le dispositif scénique devienne objet de récupération. Dans les mains des comédiens, il sera patiné et posé sur la scène comme  élément de décor d’une pièce d’Eric Lacascade!

Au Festival d’Avignon, Fréderic Fisbach rend les « Gens de Séoul » ennuyeux.

Ce dimanche après-midi, la température est devenue folle sur Avignon (39°). Je lis sur le visage des festivaliers la fatigue liée à cette canicule historique. Dans ce contexte, « Gens de Séoul » tombe très mal. C’est une pièce japonaise d’Oriza Hirata, surtitrée et mise en scène par Frédéric Fisbach.
Sur une petite scène, en dispositif bi-frontal, seize comédiens jouent la vie d’une famille japonaise installée en Corée. Nous sommes en 1909 et la ville de Séoul s’apprête à être totalement annexée par le Japon. On se croirait dans un salon de thé où l’on reçoit à intervalles réguliers des visiteurs.  L’observation de cette famille aurait pu nous faire ressentir ce contexte, et le processus complexe de la colonisation. Or, à mesure que les deux heures du spectacle s’écoulent, le public sombre dans la torpeur. Rien n’est fait pour l’aider à saisir la finesse de cette écriture. La scène est beaucoup trop réduite: elle concentre sur quelques mètres, le jeu relationnel de cette famille en proie à des conflits les plus souvent insidieux. Cela demande une attention constante, perturbée par la lecture en continu des surtitrages.
Pour compliquer définitivement le tout, Frédéric Fisbach nous donne à voir un jeu dans la pièce. Tous les protagonistes qui ne jouent pas circulent autour de la scène, élaborent des affiches qu’ils placardent contre les murs latéraux. Des images vidéo se projettent sur ces dessins. Il se joue donc quelque chose que le texte ne dit pas. La multiplication des points de vue finit par épuiser le spectateur. Je n’arrive plus à relier et je m’agace de ces mouvements ampoulés, rigides. Fréderic Fisbach sous-estime les effets d’une telle mise en scène sur le public. Je souris a à la lecture d’une interview pour le Festival d’Avignon : « Je m’appuie beaucoup sur son écriture (celle d’Oriza Hirata, NDLR) , mais je cherche à la pousser à bout en la plaçant dans un système qui ne lui ai pas adapté. C’est une façon de la tordre un peu. ». A ce niveau de suffisance, le public japonais finit par partir au bout d’une heure.
Quant au public français, il aura l’honneur de retrouver Frédéric Fisbach comme Directeur associé du Festival en 2007. Nous n’avons pas fini de nous tordre le cou.


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EN COURS DE REFORMATAGE

Tous les articles du Festival d’Avignon 2006: 2ème partie, le théâtre des maux.

Ci-dessous, une deuxième selection d’articles du Festival d’Avignon 2006. Pour voir les photos et l’article en taille normale, cliquez sur le titre.

Au Festival d’Avignon, «Faut qu’on parle!»…plus fort.
Hamid Ben Mahi est un danseur de hip – hop. Né en 1973, il a vécu pendant dix ans dans la cité des Aubiers à Bordeaux. Associé au metteur en scène Guy Alloucherie, il nous propose, à partir de sa vie, une tranche d’histoire contemporaine. Sur la petite scène de la Chapelle des Pénitents Blancs, un écran vidéo trône au milieu d’un mobilier des années soixante-dix.
Je reconnais certains meubles de mon enfance et je ressens d’emblée une proximité avec cet artiste issu de la classe ouvrière. Il nous parle de sa vie, de son voyage en Algérie avec Guy Alloucherie pour revoir son père qu’il n’a pas vu depuis plus de vingt ans. Il danse sa rage, sa soif de rechercher le fin mot de l’histoire (pourquoi ses parents sont-ils venus en France ?). Il ponctue son cheminement de faits racistes dont sa famille et lui-même ont été les victimes. « Faut qu’on parle !» entre de plein fouet avec le contexte actuel, où la France a l’image d’un pays raciste, bien loin de la patrie des droits de l’homme qu’elle s’évertue encore à faire croire.
C’est une pièce émouvante car je connais la valeur d’une parole qui se libère. Pour toute une génération d’enfants d’immigrés, cette parole résonne peu ou violemment et nous avons du mal à reconnaître notre rôle dans cette histoire complexe. On sous-estime dans ce pays les pathologies issues de ce déni (Ben Mahi les évoque dans son spectacle). Il nous donne une leçon de psychologie clinique : nier l’autre dans son existence revient à le positionner comme un objet. En reliant sa danse au théâtre, Hamid Bel Mahi devient sujet. Il s’expose. Être danseur de hip – hop ne suffisait peut-être plus. Face à nous, le comédien naît au même titre que le sujet.
En s’associant avec Guy Alloucherie, cette démarche artistique dépasse le témoignage : en effet, il s’agit de nous interpeller, de nous toucher. Cette parole libère tout autant le danseur que nous-mêmes. De l’entendre, je me sens dégagé d’un poids, prêt à écouter l’Histoire, leurs histoires. Malgré tout, le fait que cette pièce soit jouée dans le plus petit lieu du Festival n’est pas sans poser question : cela ne métaphorise-t-il pas la place du Hip – Hop dans la culture Française, l’enfermement du théâtre social qui dénonce plus qu’il ne propose, et la timidité d’un Festival qui a du mal à introspecter la société Française ?

Malgré tout, je quitte la Chapelle des Penitents blancs, ému, touché. Je sais que nos histoires sont liées, que cet homme a de l’avenir. « Faut qu’on parle ! » crée du lien. Ce n’est pas si mal dans une société que certains voudraient cloisonnée pour mieux la contrôler.


Au Festival d’Avignon, « Sizwe Banzi est mort ». Sarkosy aussi.

Ce texte fut écrit dans les années soixante-dix par un auteur blanc et deux auteurs noirs dans le contexte de l’apartheid en Afrique du Sud. Peter Brook le met en scène avec deux acteurs magnifiques : Habib Dembélé et Pitcho Womba Konga. Cette pièce fait écho avec la situation française actuelle française. C’est une histoire de photos, de cartons, d’un papier.
Nous sommes à l’École de la Trillade, dans l’un des quartiers pauvres d’Avignon, traversé par une grande avenue. Je m’étonne qu’un bâtiment aussi laid et dégradé soit une école primaire…
C’est dans ce cadre qu’un théâtre a été installé. Sur scène, des cartons et des matériaux de récupération font office de décor. Nous sommes dans un théâtre de rue, un soir d’orage dans ce quartier d’Avignon.
Habib Dembélé, alias Styles, arrive sur scène. Il travaille à l’Usine Ford et nous décrit par les moindres faits et gestes comment le contremaître le traite, lui et ses collègues « singes noirs », le jour où le « grand patron américain » vient inspecter les lieux. Les mots font mouche et  Habib Dembélé semble danser en même temps qu’il dénonce avec humour ces pratiques d’un autre temps. Mais Styles rêve d’autre chose. Il s’installe alors comme photographe pour tirer le portrait. Il décrit avec drôlerie comment une famille de trente-sept personnes veut s’immortaliser…quelques jours avant la mort du grand-père. Steves évoque celle de son père et sort la photo de sa poche. L’émotion traverse la cour de l’école. Tout semble suspendu. Progressivement, les photos, les cartons ont une âme. Le papier bouge…
Sizwe Banzi frappe à la porte de la boutique. Il veut une photo pour envoyer à sa femme restée au pays. Il est travailleur étranger et son « pass » est périmé. Il est sous le coup d’une expulsion. Il n’est plus rien. Styles le fait jouer pour lui faire la photo (« tu es le grand patron de l’usine…souris ! Clic – clac »). Par ce petit jeu de rôles, Style donne plus qu’une photo d’identité ; il le rend humain. Mais il faut trouver un stratagème pour avoir un « pass ». C’est alors que Styles découvre un homme mort avec un « pass » en règle. Sizwe Banzi devient alors Robert Zuellima. Survient  ce qui sera sans doute le plus beau moment de théâtre de cette 60e édition : Sizwe (Pitcho Womba Konga, exceptionnel) se dirige vers le premier rang du public (cf. photo) et clame : « Qu’est-ce qui se passe dans ce foutu monde ? Qui veut de moi ? …QU’EST – CE QUI NE VA PAS AVEC MOI ? ». Les sans-papiers en lutte aujourd’hui en France semblent crier avec lui. La cour résonne. Les murs d’Avignon et de l’Elysée tremblent. Je n’ose plus bouger. Les photos s’animent, les cartons se soulèvent. Le papier vit…
Peter Brook signe une mise en scène magnifique avec trois bouts de cartons et une planche en bois. Dénué de tout, l’homme est toujours capable de créativité. Peter Brook nous invite à retrouver notre conscience des Droits de l’Homme sans quoi le  « pass » devient la procédure qui masque l’émergence d’un nouvel apartheid. En plaçant des spectateurs sur les deux côtés de la scène, il signifie que nous sommes aussi « acteurs » de ce qui se joue avec les « sans papiers » pris au piège en Europe. Cette mise en scène humaniste, loin d’être culpabilisante, nous aide à ressentir la complexité de cette situation en replaçant l’individu (Sizwe) au centre. C’est une façon de positionner les sans-papiers comme sujet au moment où nous les considérions comme objet, comme variable d’ajustement.
Sans que l’on y prenne garde, les photos jaunissent, les cartons brûlent.
« AVEC VOUS , ÇA VA » semble répondre le public.


Au Festival d’Avignon, la belle leçon de vie de Pippo Delbono.

Depuis 2002, Pippo Delbono, acteur, auteur, metteur en scène italien est un habitué du Festival d’Avignon. Cette année-là, il présentait trois œuvres de son répertoire (« Guerra », « Il Silenzio » et « La Rabbia »). Je me souviens avoir été profondément bouleversé. En 2004, «Urlo » à la Carrière de Boulbon avait déçu. En 2006, « Le temps des assassins » joué au Théâtre des Salins de Martigues m’a confirmé dans mon intuition : le théâtre de Pippo Delbono fait partie de ma vie, sans que je sache vraiment pourquoi.
« Récits de juin » est présenté cet été dans la cour magnifique du Musée Calvet. C’est un rendez-vous incontournable. Je ne suis manifestement pas le seul tant le lien entre Pippo Delbono et les festivaliers semble fort. Il était tant de nous retrouver, car le temps passe vite. Celui de Pippo est peut-être compté…
Il y a une table, un micro, une bouteille de bière et d’eau. Il commence sa « conférence – spectacle » par une confidence : « Il y trois mots à ne pas répéter en dehors de cette enceinteà ma mère». L’intimité est créée. Pippo peut débuter, même si son français est parfois aléatoire. Qu’importe. Je ne l’écoute pas ; je le ressens. Et cela fait quatre ans que cela dure. Je suis heureux de le revoir et je m’aperçois à quel point je tiens à lui. Il nous raconte sa vie, de l’enfant de chœur troublé par le curé à sa rencontre avec Bobo, sourd-muet, microcéphale, interné dans un hôpital psychiatrique pendant plus de quarante-cinq ans et qui deviendra son acteur fétiche. Entre confidences parlées et extraits de « La Rabbia » ou « Du temps des Assasins », Pippo Delbono tisse peu à peu la trame de son œuvre, la particularité de son théâtre : celle d’une écriture du ressenti, du geste simple (souffler dans une bouteille de bière pour retrouver le souffle de vie), de la danse qui transcende la douleur pour aller chercher le sens. Il se dégage de la vie de Pippo Delbono une profonde humanité. Ses mots, son écriture touchent ceux pour qui, vivre, est un défi quotidien. Sa vie prend sens dans le lien avec l’autre "différent". Grâce à ses « Récits de juin », j’ai compris la finalité de son œuvre et le lien que j’ai avec lui. J’ai ressenti que je l’aimais. C’est aussi simple que cela. Encore fallait-il y mettre des mots. Mais promis, je ne dirais pas à sa mère les trois mots qu’elle ne peut entendre. Nous l’avons compris, Pippo Delbono avait besoin de nous les dire, de poser ces trois mots sur la table pour en écrire d’autres. Avec nous, pour nous.
J’en suis convaincu: il s’en sortira car son théâtre vit avec nous. Ses « Récits de Juin » sont aussi nos « Récits d’Avignon ».

A bientôt, Pippo.


En Avignon, Marcial Di Fonzo Bo et Copi font leur festival.

La présence de Marcial Di Fonzo Bo au Festival d’Avignon est en soi un événement. C’est un grand acteur, aujourd’hui metteur en scène et membre du collectif « Le théâtre des Lucioles ». Mais surtout, il affirme son positionnement en programmant trois œuvres de Copi, « La Tour de la Défense », « Les poulets n’ont pas de chaises » et « Loretta strong ». Il rend ainsi hommage à cet auteur et dessinateur du Nouvel Observateur, décédé en 1987. Pour cela, Martial Di Fonzo Bo investit le Lycée Mistral. Comme pour Olivier Py l’an dernier, je retrouve l’ambiance de la troupe de théâtre installée dans la durée : les enfants qui courent, le public au bar, et un magnifique chapiteau crée par le Théâtre Dromesko. Cette atmosphère contribue à soutenir l’œuvre de Copi.

« La tour de la Défense » se joue dans le gymnase du lycée. Le dispositif bi-frontal met l’appartement au centre et permet de l’apprécier dans toute sa complexité à partir du regard horizontal. Luc et Jean vivent ensemble dans cet appartement avec vue panoramique sur la capitale. Tout paraît transparent (leur mode de vie gay et les excentricités qui vont avec) mais leur solitude individuelle ne fait aucun doute. Ils semblent vivre l’un à côté de l’autre. Daphnée, leur voisine de palier, leur rend régulièrement visite. Sous acide en permanence, elle n’assume plus son rôle de mère à l’égard de sa petite fille, âgée de 3 ans. Micheline, travestie la nuit, est invitée pour ce réveillon du jour de l’an. Elle est là par hasard, mais rien n’est moins sûr. Ahmed fait irruption comme amant présumé de Daphnée et « arabe » de son état. Il s’engage avec courage et détermination à préparer ce réveillon de folie. Entre un énorme serpent qui sort des toilettes (il finit au four farci avec un rat), les évanouissements répétés de Daphnée, les engueulades du couple, et la découverte macabre de la petite fille dans une valise, rien ne nous est épargné. L’absurdité des situations est portée par une mise en scène exceptionnelle. Elle repose sur le jeu des acteurs (cela peut paraître évident, mais méfions-nous des évidences !) : Marina Foïs est sublime, touchante et Pierre Maillet est criant de vérité en travelo. L’ensemble de la troupe porte l’œuvre de Copi comme un défi qu’il faut relever dans ce Festival. Je le vois, je le sens. Aucun ne se positionne en meneur du jeu parce que l’enjeu n’est pas là : ce qui est central, c’est leur isolement, leur solitude affective et la fonction de la provocation comme seul mode d’expression de leur sentiment. Le rire du public traduit la tension souterraine de l’histoire, mais aussi la gêne que provoque le comportement déviant. Pourtant, Martial Di Fonzo Bo arrive à jouer l’homosexuel comme vous et moi ! Une performance d’acteur ! Au final, « La tour de la Défense » est un beau moment de théâtre qui positionne Copi comme un auteur d’Avignon. Le Festival finira bien par lui faire la cour.

Le deuxième spectacle, « Les poulets n’ont pas de chaise » se joue un soir de finale de la coupe de monde de football. Décidément, tous les matchs de l’équipe de France m’ont poursuivi de Marseille à Montpellier, jusque dans la cour du Lycée Mistral ! Si la France a perdu ce soir-là son idole et son trophée (belle image que ce sale coup de tête qui finalement vaut de l’or…Futé ce Zidane !), Martial Di Fonzo Bo a gagné le public ! « Les poulets.. » est un bijou de créativité et de croisement des arts. Les dessins de Copi sont à la fois projetés sur un fin tissu blanc qui sépare la scène du public, mais joué par une troupe d’acteurs exceptionnels. Les dessins provocateurs de Copi, publiés la plupart par Le Nouvel Observateur dans les années 60 – 80, deviennent vivants ! L’alternance des saynètes, leur appui par la vidéo, l’orchestre musical en direct, donne au tout l’impression de voir un dessin animé, un film au ralenti. Martial Di Fonzo Bo est magistral et mène son groupe comme un coq dans un poulailler. C’est drôle, instructif pour qui ne connaît pas l’univers de Copi. Mais surtout, la mise en scène est d’une telle créativité qu’elle positionne Martial Di Fonzo Bo comme le crayon de Copi. Ces poulets ne sont décidément pas prêts de passer à la casserole !

L’entracte permet de se remettre de ces émotions et de goûter à l’ambiance si calme de la cour du Lycée (sic). Le dernier spectacle de cette soirée, « Loretta Strong » déçoit. C’est l’histoire du cosmonaute qui vient d’apprendre par la radio que la terre a explosé. Seule, elle se retrouve au milieu du chaos à devoir survivre, à devoir aimer (quitte à ce que cela soit avec un rat !). Martial Di Fonzo Bo est suspendu au dessus du public, à la mort. J’ai du mal à rire, à me laisser aller. Le texte est lourd comme Loretta au-dessus de ma tête. Je m’ennuie comme une farce un peu longue dont on attend la fin pour applaudir et  et&nb
sp;dire merci, soulagé. C’est peut-être la pièce de trop, jouée sur un coup de tête. Sacré Zidane!


Avec « Les marchands » au Festival d’Avignon, Joël Pommerat fait du beau travail .

Après « Naître », mise en scène subtile et recherchée, je suis enthousiaste à l’idée de voir « Les marchands », la deuxième œuvre de Joël Pommerat proposée au Festival d’Avignon. La forme et le fond changent radicalement, mais la vision transversale de Pommerat reste.
C’est l’histoire de deux amies. Elles vivent dans la même tour d’un immeuble de trente étages. L’une est l’employée d’une grande industrie, l’autre est orpheline et mère d’un petit garçon. Celle-ci rêve de travailler dans cette usine, mais échoue à toutes ses tentatives. Elle tuera son enfant pour éviter que l’entreprise ferme alors même qu’elle n’y était pas employée. Cette histoire n’est pas dialoguée, mais racontée par celle qui travaille (à gauche sur la photo). Elle est aussi une héroïne parce qu’elle finit corsetée, du à un mal au dos paralysant. Les scènes durent à peine une à deux minutes et sont mimées par des comédiens aux talents exceptionnels. Les va-et-vient de lumières et des changements de décor font penser au théâtre suggestif de Roméo Castellucci. Avec cette mise en scène, la pièce devient une fable moderne. À première vue, avoir du travail est au cœur de tous les rapports humains et sociaux. Joël Pommerat amplifie le discours médiatique qui fait du travail la valeur centrale alors qu’il rend aussi malade, presque fou, jusqu’à l’infanticide. En tuant son enfant, cette femme libère ses amis qui vont pouvoir retourner à l’usine. Il y a dans cet acte, un sacrifice religieux alors que l’homme politique est impuissant, l’action collective quasi inexistante. Avec « Les marchands », triomphe le « je » pour le « nous ». C’est terrifiant et émouvant à la fois.
Mais Joël Pommerat n’en reste pas là, il nous raconte aussi le rapport invisible, inconscient qu’entretient cette femme sans ressource au travail. L’auteur fait appel à la psychanalyse et à l’approche systémique de la famille pour signifier les autres enjeux. Deux personnages clefs symbolisent cette complexité. Alors qu’elle croule sous les dettes, arrive un homme, presque plus âgé qu’elle, qu’elle présente comme son « grand » fils. Alors que sa sœur refuse de payer les créanciers, une autre voisine propose avec insistance de l’aider sans que l’on sache pourquoi. Ces deux personnages mystérieux jouent leur fonction de lien entre les parents disparus, le poids d’un secret familial et le rapport névrotique qu’entretient l’héroïne avec le monde du travail. À deux, ils relient la famille et l’environnement économique. Joël ¨Pommerat donne ainsi quelques clefs qui permettraient aux professionnels médico-sociaux d’élargir leur regard pour intégrer la famille dans les dispositifs d’accompagnement. L’individu est toujours en interaction avec un contexte, une histoire, voire même avec un secret familial. « Les marchands » est ainsi parsemé de métaphores qui invitent le spectateur à appréhender le travail dans toute sa complexité.
Malgré tout, l’aspect moralisateur de l’ensemble est parfois pesant (il y a les bons et les méchants). L’histoire est racontée en continu ce qui est lasse parfois alors qu’on aimerait plus de silence pour laisser ces corps parler d’eux-mêmes.

Mais le tout donne à penser, à voir. Une fois vue, c’est une œuvre qui poursuit son chemin. Elle évoque le lien social et familial par des effets scéniques magnifiques et une histoire particulièrement touchante. Elle invite le spectateur à faire ses propres liens, à élaborer sa vision de l’articulation entre le travail et l’individu. Joël Pommerat nous en propose une vision complexe loin des clichés médiatiques et des propos parfois caricaturaux des partenaires sociaux qui réduisent au lieu de complexifier.
Le Festival d’Avignon a renoué avec le théâtre populaire. On se prend à rêver que « Les marchands » deviennent un théâtre itinérant où de ville en ville, ils suivraient les roulottes de Bartabas.

Au Festival d’Avignon, avec Edward Bond et Alain Françon, les spectateurs n’ont plus de chaises.

Deux pièces d’Edward Bond mis en scène par Alain Françon sont proposées en cette journée caniculaire de vendredi. « Chaise » et « Si ce n’est toi ».
La première nous convie dans un huit clos où une femme cache depuis vingt-six ans Billy. Elle l’a recueillie en 2051 alors qu’il était abandonné dans la rue. De peur d’être repéré par le Bureau des Enquêtes sociales, Billy n’est jamais sorti de ce deux pièces. Il a l’âge mental d’un adolescent qui passe sa journée à s’inventer un monde imaginaire à travers des dessins dont il tapisse le mur. Jusqu’au jour où Alice aide une prisonnière qui attend le bus avec un militaire. Prétendant porter une chaise à celui-ci, elle en profite pour fraterniser avec cette femme au bord de l’épuisement. Cette ouverture lui sera fatale. Billy perd Alice et se retrouve livré à lui-même dans une ville hostile.
Avec « Si ce n’est toi », nous sommes toujours en 2077. Un couple vit dans un appartement dénudé où seules une table et deux chaises font office de décor. Jams est un soldat et travaille pour un État répressif qui aseptise et contrôle la population. Sara est une femme soumise qui se réfugie dans ses habitudes et ses névroses. Mais un homme venant de l’autre bout de la ville (là où les suicides collectifs se multiplient) frappe à la porte et se présente comme le frère de Sara. Il s’assoit sur une chaise qui n’est pas la sienne. Il devient alors
le grain de sable qui fait dérailler cette machine savamment huilée.
Ces deux pièces décrivent un monde où les hommes ne sont plus en capacité de penser par eux-mêmes. En dehors des alternatives binaires et illusoires que l’État leur propose, il n’y a aucune échappatoire, si ce n’est la mort. La maladie mentale est alors de ressentir, d’avoir des émotions, de transcender le réel par l’imaginaire et la créativité. Les comportements sont prévisibles et l’État, loin de produire des richesses et du bien public, réglemente et codifie la pensée à partir d’un système de surveillance sophistiqué. La puissance de l’écriture de Bond est de mettre en jeu ce que nous ressentons de l’évolution de nos sociétés. Il ne ferme pas tout. Dans les deux pièces, le public peut encore s’identifier: à cette femme qui apporte un soin relationnel à cette prisonnière en fin de vie quitte à se mettre en danger ; à cet homme qui, prit dans le conflit interminable du couple, croit au lien fraternel, à la force des souvenirs d’enfance.
Alain Françon s’appuie sur un groupe de comédiens exceptionnels. Ils paraissent lessivés lors des applaudissements comme si se projeter dans l’univers de Bond en 2077 avait épuisé leurs ressources d’acteurs. Je suis également fatigué tant l’intensité dramatique de la mise en scène positionne le public au centre jusqu’à déplacer le décor dans les gradins à la fin de « Chaise ». Françon nous intègre lorsqu’il accentue les contrastes entre l’État lointain, observateur, jugeant et contrôlant et les hommes et femmes en perte de conscience. Or, l’État, c’est nous qui le construisons. Certains spectateurs refusent peut-être de se positionner en prenant partie pour tel personnage contre l’autre. Françon nous oblige à voir le tout en interpellant notre conscience : la mort des protagonistes n’est pas seulement le fruit d’une interaction qui dysfonctionne dans la famille, dans le couple. Elle est le résultat d’un système que nous élaborons par nos lâchetés et notre désir de nous laisser aller à des facilités. Celles-ci reviennent à nier la complexité de l’être humain, à ne plus le voir comme un sujet en construction à partir de son inconscient.
A la sortie de « Si ce n’est toi », je rencontre un jeune couple d’enseignants. Autour d’un verre, nous échangeons sur ce théâtre qui bouleverse. À notre façon, nous avons entendu Bond et Françon : ensemble, loin des clichés et autres schémas réducteurs, nous échangeons, nous construisons, nous évoquons nos ressentis. Pour maintenir vivante la conscience humaine.

Au Festival Contre Courant, la belle leçon d’Edward Bond.

Au cœur du Festival d’Avignon, existe un petit havre de convivialité et de lien social. Il faut traverser le pont de l’Europe (tout un symbole), se rendre sur l’Ile de la Bartelasse et suivre la ligne droite. Elle nous mène à Contre Courant. Animée par la CCAS (le Comité d’Entreprise des personnels EDF – GDF), cette manifestation joue la carte d’une programmation de qualité (Edward Bond, Marcial Di Fonzo Bo, Hamid Ben Mahi entre autres). Plutôt que d’être en concurrence, Contre Courant crée une complémentarité avec le Festival d’Avignon en s’appuyant sur les metteurs en scène phare de la 60ème édition, en invitant des compagnies plus confidentielles, pour des spectacles proposés gratuitement, le tour relié à un projet. Il consiste à positionner le théâtre au cœur du lien social et du monde du travail. D’ailleurs, en arrivant sur les lieux, nous avons la possibilité de visiter une exposition consacrée aux congés payés. C’est bien fait, instructif et les petites tentes posées sur du sable fin font fonctionner l’imaginaire. Je me suis souvenu de la première fois où j’ai vu la mer. Émouvant.
En quittant l’exposition, j’entends du bruit dans un jardin. Là, un miracle se produit sous mes yeux . Edward Bond en personne, assisté pour la traduction par le jeune metteur en scène français Jérôme Hankins , donne une leçon de théâtre à trois jeunes pris dans l’assistance. Une couverture est posée sur la scène. Chacun doit s’approcher d’elle en ayant peur. Parfois, la consigne se complexifie : ils doivent prendre un verre posé par terre et la mettre sur la couverture. L’acteur a peur des deux objets, mais ne sait pas lequel des deux est le plus impressionnant. Les trois adolescents se prêtent à cet exercice non verbal, délicat, difficile, devant une assistance attentive et bienveillante. Un jeune homme avec son t-shirt siglé OM (le football rencontre le théâtre !) s’avance de ce verre tout en faisant bouger son corps. Edward Bond le soutient du regard. Une énergie se dégage de ce duo. « Vous êtes un très bon acteur » lui dit Bond. Émouvant.
À peine remis de cette leçon, « Le numéro d’équilibre » d’Edward Bond mis en scène par Jérôme Hankins, accompagné par une armée de cigales, va faire l’effet d’une déferlante dans ce petit jardin.

Viv est une jeune fille toute seule dans un squat. Elle a tout abandonné pour s’isoler et surveiller un point sur le sol : « C’est le point qui tient le monde en équilibre. Si quelqu’un marchait dessus l’équilibre disparaîtrait. » Nelson, son ami, tente de l’alimenter en lui apportant des chips. Peine perdue. Viv meurt dans les décombres. Malgré l’aide d’un chef de chantier expert en démolition, il ne retrouve jamais Viv. C’est alors que la pièce bascule dans la farce la plus corrosive (la scène où l’assistante sociale en chef questionne et soupçonne Nelson de meurtre est criante de vérité sur le positionnement moralisateur de certains travailleurs sociaux ! Photo ci-contre!). Nelson va errer, trouver sur sa route un faux unijambiste, mais un vrai voleur, sa fausse mère, mais une vraie forte femme. Il finit  par atterrir dans l’appartement du chef de chantier. Celui-ci est atteint de la même obsession que Viv. Il se fixe sur un point d’équilibre (symbolis&eacute
; par la poussière accumulée dans la cuisine depuis trois ans). Sa femme menace de faire le ménage ; il l’a tue. Le tout finit par une explosion de l’appartement.
« Le numéro d’équilibre » est une puissante métaphore sur nos obsessions, nos mensonges, nos désirs de destruction, nos velléités de domination dès que nos avons un peu de pouvoir (chef, mari,…). C’est une pièce qui touche et prend le spectateur à son propre jeu. La mise en scène arrive subtilement à articuler la farce et la profondeur psychologique des personnages sans s’annuler. Jérôme Hankins n’oublie jamais le sens, là où d’autres plongeraient dans le burlesque. Le public ne s’y trompe pas, ne lâchant jamais son attention malgré les cigales et les bruits de la route.  Il s’appuie sur des comédiens de tous âges, exceptionnels dans leur jeu, peut-être parce qu’ils ont appris les leçons d’Edward Bond. Outre d’être un traducteur, Hankins est un passeur. D’un numéro d’équilibre (le cours traduit aux adolescents) à l’autre (la mise en scène), Jérôme Hankins et ses comédiens font trembler les murs invisibles de ce théâtre de plein air pour nous donner une belle leçon entre l’art et le social.
Contre Courant est un joli numéro.




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EN COURS DE REFORMATAGE

Tous les articles du Festival d’Avignon 2006: 1ère partie, les sublimes…

Ci-dessous, une première selection d’articles du Festival d’Avignon 2006. Pour voir les photos et l’article en taille normale, cliquez sur le titre.

De Bruxelles à Avignon: Alain Platel, le transe-frontalier des festivals.

Le KustenFestivaldesArts nous invite à l’heure des Vêpres, un dimanche, au Théâtre National de Bruxelles, pour « VSPRS », la nouvelle chorégraphie d’Alain Platel. Celle-ci sera présentée au Festival D’Avignon en juillet 2006. Après Bach (« Lets op Bach »), Mozart (« Wolf »), Platel intègre Monteverdi revisitée par Fabrizio Cassol, compositeur et musicien « éclectique » de la scène musicale bruxelloise. Imaginez…Monteverdi joué par un orchestre de jazz, accompagné par une soprano, entourée de onze danseurs, dans un décor où des lambeaux de tissus forment une montagne que l’on peut escalader et traverser. Ajoutez à ce bouillon créatif, une chorégraphie s’inspirant des films du neurologue Arthur Van Gehuchten sur l’hystérie et ceux de Jean Rouche sur les transes africaines, et vous avez une œuvre magistrale, transdisciplinaire, euphorisante. Elle atteint votre inconscient, comme un rêve éveillé. La danse flamande et belge bouleverse profondément les repères du spectacle vivant. Ainsi, pour évoquer « VSPRS » de Platel, je dois passer par mon histoire (le blog devient le cadre idéal). Rarement le théâtre m’amène vers ce cheminement.
Très jeune, le dimanche vers 17h, ma mère m’emmenait de force aux vêpres. Je vivais ce moment-là comme un supplice, mais j’étais fasciné par le cérémonial, l’odeur, la lumière. J’observais cela comme un spectacle même si j’étais obligé de chanter des paroles dont je ne comprenais pas le sens. À dix ans, je me questionnais déjà : pourquoi ? Vers quoi ? Quel sens a le religieux ? Je me sentais bien seul avec ces interrogations ; mon environnement familial ne se posait pas toutes ces questions, trop occupé à maintenir ses liens de dépendance avec l’Église.
La neuropsychiatrie est également apparue par la famille. Adolescent, je ne savais pas comment communiquer avec ce père « mutique ». J’ai du supporter l’approche « médicamenteuse » de la maladie mentale. Rien ne se libérait par la parole. Un pacte était scellé entre mes parents et la psychiatrie pour que rien ne change. J’ai su qu’un jour, ma parole se libérerait. J’ignorais que la psychanalyse existait et qu’elle changerait le cours de mon existence.
Il y a quinze ans, j’ai découvert le jazz, loin de ma famille, par hasard, par amour. Je l’ai progressivement apprivoisé pour en ressentir toute sa complexité. Aujourd’hui, le jazz guide mon écoute de toutes les musiques.  Il met en transe les musiciens (il suffit d’observer les visages et le corps des artistes pour s’en convaincre !) et provoque intérieurement un beau chaos. Il m’arrive de quitter un concert de jazz totalement contorsionné !
Avec "VSPRS", Alain Platel recolle les morceaux de mon histoire ! Cet artiste travaille le conflit. Il remet du lien là où vous êtes fragmenté. En reliant le jazz, la folie, le religieux, Platel vous guide pour redonner du sens à votre histoire. Vous quittez « VSPRS » différent et vous attendez, comme après une séance d’analyse, qu’un « travail » se fasse !
Pour en arriver là, Platel s’appuie sur le collectif. C’est sa matière comme  un sculpteur avec  l’argile. Sous nos yeux, un groupe de femmes et d’hommes « en transe » se forme, se sculpte. Comme dans la cour d’un hôpital psychiatrique, ils se parlent, se relient avec leur corps qu’ils plient, contorsionnent. Quand un membre bouge, change de place, de rôle, l’ensemble se modifie. La solidarité fait le groupe, le cimente. À mesure que le processus de création du groupe se joue, les danseurs se transforment. Cette métamorphose est accompagnée par le jazz qui change de « forme » pour devenir requiem. La cantatrice quitte sa place, s’approche du groupe pour devenir « folle » à son tour. Les musiciens intègrent le groupe, le batteur échange sa caisse contre une chaise tendue par une danseuse. Le lien solidaire entre danseurs et musiciens provoque le sentiment religieux. Le groupe solidaire se substitue à Dieu. Il permet à chacun de se dépasser, d’escalader cette montagne (qu’il y a-t-il derrière elle ?), voire de la traverser. Avec « VSPRS », Platel désacralise les rites religieux pour les replacer au cœur du groupe, de l’humain. J’en perds tous mes repères. À mesure que le spectacle avance, cette perte provoque l’émotion, me met en « transe ». Grâce à Platel, je vois ce que je ne peux plus approcher par mon passé. «VSPRS» devient alors une œuvre sublime, à l’image d’une peinture de Michel-Ange à Florence.
Alain Platel m’aide à sculpter mon histoire autrement. En me replaçant au cœur de ces hommes et femmes que tout pourrait éloigner, Platel me donne la force d’aimer au moment où j’en doutais…

Au Festival d’Avignon, un chorégraphe, un peintre créent « Paso Doble ». Chef d’œuvre.

Il y a des moments dans une vie où l’on est fier de clamer : « J’y étais ». C’est la dernière journée du Festival, autant dire que le corps commence à lâcher, les jambes et la tête se font lourdes. Il fait 39° et le ciel me plombe alors que je marche vers l’Église des Célestins. « Paso Doble » du peintre espagnol Miquel Barcelò et du chorégraphe Josef Nadj est l’un des événements majeurs de la 60e édition du Festival d’Avignon.
La scène est faite d’un mur d’argile rouge, celle de Kanizza, ville natale de Nadj. À travers ce dispositif, le peintre accueille le chorégraphe pour qu’il «entre dans le tableau». Derrière ce mur, nos deux hommes en costume noir commencent à frapper. Le mur se transforme lentement comme une terre au printemps, retournée par des végétaux à la recherche du soleil.
En repassant devant, nos deux hommes provoquent le chaos : avec les outils d’un jardinier céleste, il modifient le sol, le mur. Une musique sourde accompagne le travail : quand l’un soulève la terre comme s’il y avait la guerre, l’autre dessine de jolis traits comme au temps des cavernes. Deux hommes, deux époques, trois mouvements : le spectateur s’éblouit devant la métamorphose de l’œuvre. Le contraste entre la terre blanche et l’argile rouge, entre le sol et la terre, entre le terroir et les racines est éblouissant.
Petit à petit, le peintre et le chorégraphe jouent à se transformer : chacun pose sur l’autre une poterie en argile. En s’effondrant sur les visages, elles deviennent masque. Ils sont la création. C’est alors que le mur d’argile est une fresque vivante, habitée par des créatures venues tout droit de l’inconscient de l’adulte, de l’imaginaire de l’enfant, de la folie créative de l’homme.
Mais le peintre ne peut pas abandonner son statut : il dépose le masque, reprend les armes et transforme le chorégraphe en objet de sa création. C’est alors que le peintre fait du corps sa toile ; le chorégraphe ne bouge plus ; nous le distinguons à peine. J’ai peur pour lui, de le voir disparaître. Il est la toile.
Le peintre, tel un toréro, envoie ses piques.

Avec un pistolet, il recouvre la fresque d’une peinture blanche : l’œuvre est immortalisé le temps de quelques minutes. Mais le peintre n’oublie pas sa promesse faite au chorégraphe d’entrer dans le tableau. Il faut préparer ce passage d’un monde à l’autre, de la vie vers la mort (l’œuvre est détruite après la performance). C’est alors que le corps reprend ses droits et la danse se fait mouvement, pinceau du peintre.
La musique élève l’œuvre et les deux hommes, ensemble, traversent le mur.
Le temps d’un instant suspendu,  l’Église des Celestins devient le temple de la création. La fresque est offerte au public d’Avignon.
Pour la première fois de ma vie, un chorégraphe et un peintre m’ont offert l’impensable : une peinture peut se traverser. Mon regard en a aujourd’hui le pouvoir.

Au Gymnase Aubanel, le metteur en scène Arthur Nauzyciel présente « Combat de nègre et de chiens » de Bernard – Marie Koltès. Assis au dernier rang, je suis surpris par cette scène très profonde et ce voile très fin qui la sépare du public. Nous sommes en Afrique sur un chantier de construction qui emploie de la main-d’œuvre locale. Horn, le patron, est l’ami – amant de Léone. Ils arrivent d’un long séjour à Paris. Alboury cherche le corps de son frère mort mystérieusement sous les yeux du contremaître Cal. Pendant deux heures trente, j’assiste, médusé, à la confrontation de deux mondes (L’Afrique et l’Occident), à la violence des rapports amoureux hors norme (Léone et Alboury finissent par s’aimer) et au racisme le plus ordinaire. Ce sont tous des acteurs américains magnifiques. À quatre, ils tissent patiemment la trame dramatique de cette histoire qui résonne pour tous les peuples colonisateurs, dont les Français.
Le début surprend certains spectateurs qui n’hésitent pas, au bout d’une heure, à quitter la salle. Mon corps est lourd et je lutte : vais-je tenir tant cela me paraît long ? La mise en scène entretient cette lourdeur: lumière tamisée, lenteur des déplacements, dialogues sur mesure pour signifier le poids du passé et des clichés. Elle suggère par petite touche la montée en puissance de ce combat: Alboury qui parlemente derrière le voile, Cal qui prend sa douche pour se laver de la (sa) boue, Léone et Horn qui échangent leurs lointaines impressions. Cette distance, voulue par le metteur en scène, se réduit au fur et à mesure de l’intensité des relations. Et puis, tout se craquelle : Cal devient de plus en plus violent, Alboury qui ne peut aimer Léone sans trahir les siens, Horn qui trompe la confiance d’Alboury. On s’attache à chacun de ces personnages, car rien n’est survolé. Le langage analogique est puissant (le sol qui devient boueux alors que tout s’écroule pour Leone, le décor qui s’embellit à mesure que l’histoire d’amour se construit, le son qui nous plonge dans la nuit africaine). Rien n’est totalement dévoilé pour laisser au spectateur la possibilité d’interagir avec chacun des protagonistes. J’ai l’impression de voir un film de cinéma, d’assister à une chorégraphie, de ressentir la profondeur du décor comme du texte, tant cette mise en scène est intelligente. Elle ne fait pas appel à la compassion du spectateur, mais elle lui permet d’avoir la bonne distance émotionnelle pour l’inviter à réfléchir, à faire les liens avec le contexte français. Car le racisme est un processus complexe qui ne peut-être réduit à des jugements à l’emporte-pièce. Nauzyciel rend profond ce qui ne l’est pas à première vue. Son travail de l’espace scénique suggère le dedans – le dehors, seule posture capable d’appréhender le racisme.
Arthur Nauzyciel m’a offert un très beau moment de théâtre. Il l’a rendu possible alors que mon corps s’apprêtait à flancher. Je n’ai pas abandonné la partie. Les menaces qui pèsent sur notre société et le monde ne le permettent pas.

J’ai découvert Joël Pommerat, jeune auteur et metteur en scène. Il  présente pour la première fois au Festival d’Avignon, deux pièces de son répertoire : « Au monde » et « Les marchands » vues à quelques heures d’intervalles, par ce samedi caniculaire. C’est un univers théâtral qui positionne le spectateur au centre d’une réflexion globale sur la famille et la société de consommation.
 « Au monde » est la proposition la plus réussie. La plus troublante aussi. Celle qui résonne chez chacun de nous, car elle évoque un système connu de tous : la famille. Dans le cas présent, nous sommes plongés au cœur d’une entité familiale où les intérêts économiques (la succession du père, grand patron de l’industrie) s’entrechoquent avec la fragilité psychologique de ces hommes et femmes qu’a priori tout oppose. Le décor est noir à l’image de cette famille précipitée dans l’obscurité de ses secrets ; blanc comme l’ouverture vers l’extérieur, vers la rue bruyante. A partir de ce jeu de contrastes, Joël Pommerat scrute la famille. Ces différents angles de vue m’amènent parfois à me frotter les yeux pour vérifier que je n’ai pas rêvé. La musique appuie l’intensité dramatique comme le bruit de fond du secret familial qui se transmettrait de génération en génération. Les lumières et les changements de décor incessants produisent une étrange sensation : tout change, mais rien ne change même si le jeu des alliances et des coalitions peut donner l’impression du mouvement. Entrer dans cette famille, c’est être pris dans un jeu d’équilibristes dangereux. Et pourtant, elle est assiégée de partout.   Il y a d’abord le retour du fils cadet, Ori, parti depuis cinq ans après avoir servi dans l’armée de l’air. Il revient, menacé d’aveuglement (dans tous les sens du terme), et va prendre malgré ses hésitations, la succession de son père. Il commence à se taper la tête contre les murs à force de ne plus voir la réalité, à s’enfermer dans sa chambre pour réfléchir à ce qu’il veut faire réellement de sa vie ; il sort le soir, alors que rode un individu qui assassine les femmes.
Il y a la fille aînée, enceinte, qui n’évoque jamais cet enfant à venir, mariée à un homme brillant. Il provoque en permanence la famille en affirmant, à qui veut bien les entendre, ses croyances d’un monde transparent, où tout pourrait se dire. Plus il clame, plus il s’enferme comme s’il suffisait d’affirmer des vérités pour qu’elles se jouent.
Il y a la cadette, célibataire et présentatrice de télévision. Belle, elle déborde d’amour, mais prise au piège de ses jugements de valeur, elle enferme tout ce qu’elle touche. Elle finit par animer une émission de télévision avec des chiens qui jouent aux humains.
La troisième fille s’appelle Phèdre. Elle est adoptée pour remplacer une sœur morte. On ne cesse de la prendre pour ce qu’elle n’est pas, de la couvrir de baisers, jusqu’au père qui n’hésite pas à la consoler, une fois la nuit tombée.
Au beau milieu de ce huit clos étouffant, il y a cette jeune femme qui ne parle pas le français. Elle est employée pour aider la fille aînée, mais elle semble occupée à toute autre chose. Elle symbolise l’ouverture, le mouvement, la libération de la femme. Elle apparaît parfois comme dans un rêve: elle chante, telle une tragédienne, des chansons de variétés. On croirait entendre et voir Dalida. Elle sait, elle sent ce qui se joue. Sa seule présence pourrait conduire la famille vers la guérison.
Car, rien n’est fermé dans cette pièce à l’image du dernier tableau où les trois sœurs unies nous proposent un nouveau modèle horizontal à même d’affronter la complexité.
Entre chronique sociale, économique, familiale, Joël Pommerat nous donne à voir une œuvre de toute beauté. Les scènes dépassent rarement cinq minutes  et j’assiste, médusé, à du théâtre qui s’apparente parfois à un film de cinéma. Mais surtout, Joël Pommerat imbrique tout : la société médiatique transforme la communication au sein des familles, elle met tout au même niveau, et cautionne un  capitalisme joué par des managers aveugles. C’est ce tout qui donne à cette œuvre théâtrale sa force et son actualité. Les comédiens sont exceptionnels dans l’espace qui leur est donné. Dans leurs déplacements, leurs corps sont langage. La mise en scène suggère et c’est au spectateur qu’il revient de faire les hypothèses à partir de ses résonances sur sa propre histoire familiale. Entre cinéma et théâtre, Joël Pommerat crée un nouveau territoire où ne sommes plus seulement assis dans la salle mais dans une sorte d’entre-deux entre l’art et la psyché. Pour l’instant, je n’arrive pas à l’écrire autrement. C’est peut-être ce que l’on nomme le flou artistique.


Au Festival d’Avignon, «Human» de Christophe Huysman voit de haut.

J’ai fait une magnifique rencontre, de celle qui marque la vie d’un spectateur. En sortant, je ne me sens pas tout à fait pareil. J’ai envie de voir le monde différemment, je m’encourage à le penser autrement pour ne pas céder au catastrophisme ambiant qui voudrait réduire le regard et diminuer nos possibilités d’interventions. Ce spectacle, « Human », joué loin du tumulte avignonnais à la Chartreuse, est écrit et mis en scène par un poète, Christophe Huysman. Son dispositif scénique est en soi révélateur : c’est sa vision du monde fait de lignes verticales (des mâts chinois) ou horizontales sur lesquelles 6 comédiens se déplacent. En sous-titre du spectacle : « Articulations ». C’est un mot magique pour désigner la reliance si chère à Edgar Morin, historien, sociologue et père de la pensée complexe. Le cirque et la poésie peuvent nous aider à changer le regard, à voir autrement : Christophe Huysman fait non seulement voler les corps, mais aussi les mots.
Ils sont six pour dénoncer avec poésie, la façon dont nous regardons le monde par le petit bout de la lorgnette, nous arrêtant à la moindre difficulté (photo ci contre!). Plus tard, un homme est seul à tourner en rond sur lui-même pour nous parler de sa situation sociale avec un jargon (RMI, Allocation, ASS, ASI,…) qui étouffe progressivement sa voix et sa créativité. Il y a Lili (magnifique Colline Caen) qui cherche absolument à joindre la famille Toulou, mais elle se perd dans la communication verticale. Ils sont deux hommes à vouloir se prendre dans les bras, à trouver les mots pour le dire, mais il est plus simple de parler à leur place pour mieux les normaliser. C’est ainsi qu’alternent différentes scènes où chacun dénonce le statut donné à l’artiste, au poète par la société du divertissement et du zapping. Maguy Marin n’est donc plus seule à s’inquiéter.
Mais Christophe Huysman va plus loin. Avec ses comédiens, des lignes verticales et horizontales, il crée  des articulations où naissent des espaces audacieux: ainsi les mots s’entendent, la poésie éclaire notre chemin dans le chaos. En reliant le vertical au transversal, Huysman fait émerger une nouvelle poésie : les corps s’entremêlent, s’emboîtent, se soutiennent, impulsent d’autres formes. Si un élément flanche, tout s’écroule. L’interdépendance trouve ici sa magnifique traduction. Je suis médusé de voir ce jeu de Legos où je crée moi-même ma carte du monde. C’est de la poésie dans la poésie, si bien que l’on peut parfois se perdre dans cette complexité. Qu’importe, il suffit de se laisser guider par la musique des mots, de sortir de notre conditionnement qui nous oblige à tout comprendre, à tout moment. Ces acteurs sont magnifiques, ils portent la pièce à bout de bras (c’est le cas de le dire) et permettent de m’identifier à l’un, à l’autre. La vision de Huysman n’est pas pessimiste : si nous dépassons nos rigidités, nous pouvons créer un nouvel art conceptuel, basé sur la poésie et joué par des artistes pluridisciplinaires qui relie le corps et le texte. Le chaos est créatif si nous acceptons les articulations. « Human » est une réponse à ceux qui dénonçaient la place faites aux nouvelles formes artistiques lors de l’édition 2005 du Festival d’Avignon.
Avec deux aiguilles, trois mâts chinois, un cadre fixe et une échelle, Christophe Huysman nous emmène loin. Il a prévu l’échelle pour nous aider à monter, des comédiens – poètes pour nous soutenir et l’art pour voir loin. J’y vais.


Au Festival d’Avignon, « Rouge décanté » de Guy Cassiers met le sujet à vif. Exceptionnel.

Il est 22h30 au Cloître des Célestins. La chaleur est étouffante. Comme si de rien n’était, Dirk Roofthooft se prépare dans un coin de la scène. Il porte une veste en laine. Il rappe sa voûte plantaire en émettant des petits grognements. La lumière s’éteint sur le public. Cet acteur exceptionnel découvert l’an dernier avec Jan Fabre, va bouleverser le public avec un monologue de plus d’une heure trente. « Rouge décanté » est adapté du livre éponyme autobiographique de Jeroen Brouwers « qui raconte les deux années passées avec sa mère et sa grand-mère en Indonésie dans le camp d’internement japonais de Tjideng (actuelle Djakarta) où ont été parqués les citoyens hollandais entre 1943 et 1945 ». Il avait cinq ans au moment des faits. À la mort de sa mère qu’il ne voit plus, il en a quarante. Il commence alors d’incessants allers – retours entre les images de ce camp, ses ressentiments envers sa mère et son amour pour Lisa qui vient de mettre au monde sa petite fille. Cet homme libère cette parole, relie passé, présent, futur pour se retrouver. Il s’est longtemps perdu dans un espace vide où le beau n’existe pas, où la fonction maternelle fait souffrir, où la terreur de ses cinq ans s’est transformée en refoulements. Les atrocités vécues dans ce camp l’ont éloigné durablement du sublime, des émotions alors que sa femme vient d’accoucher. Face à nous, cet homme se reconstruit. Les transformations de l’espace scénique l’accompagnent dans ce cheminement. Du petit coin où il vit  reclus au début du monologue, il se lève pour affronter son passé. Le décor suggère le camp avec des petits bassins comme les rues de Djakarta. Il doit regarder cette réalité. Se regarder. C’est alors qu’il nous tourne le dos ; son visage se projette sur un écran en lamelles de bois qui s’ouvrent et se ferment, entre conscience et inconscience. Le décor parle aussi, se teinte de rouge et de blanc pour décanter la mémoire. Les caméras disposées aux quatre coins de la scène ne le lâchent pas comme pour mieux le soutenir dans sa démarche. Elles l’accompagnent comme un thérapeute. Elles lui renvoient son image, à partir d’angles de vues nichées au fond de son inconscient. Guy Cassiers ose créer un petit  espace scénique où l’acteur revit une scène sexuelle entre fantasme, rêve et réalité. La projection de son ventre se superpose sur son visage resté figé sur le grand écran. Il revient dans le ventre de sa mère. Magnifique. Sublime.
Je reste accroché à ses lèvres comme suspendu à sa mémoire qui devient la notre. Comment de telles atrocités ont-elles pu se commettre ? Pourquoi l’humanité perpétue-t-elle encore aujourd’hui des crimes contre l’humanité? Dirk Roofthooft est Jeroen Brouwers. Mais il incarne bien plus que l’auteur. Son jeu transmet  au public cette mémoire, comme un bien commun, pour ne rien oublier. Il donne à voir ce qu’un homme peut faire pour revenir sujet : affronter le passé, le parler, ritualiser pour retrouver le sens et les sens.
En offrant à Guy Cassiers la scène du Cloître des Célestins, le Festival d’Avignon a vu juste. Il décante l’histoire universelle pour faire remonter à la surface de l’art théâtral un texte qui ne sera plus jamais enfoui sous le poids du déni.

Au Festival d’Avignon, « Les Barbares » calment le jeu.

C’est la première ce soir. L’ambiance est électrique. Les intermittents occupent la scène de la Cour d’Honneur du Palais des Papes. La majorité du public applaudit alors que mes voisins profèrent des insultes. Je me retrouve trois ans en arrière quand, en 2003, des spectateurs vengeurs s’en prenaient aux comédiens. Deux hommes en viennent aux mains derrière moi en ce traitant de tous les mots. La situation n’a pas bougé et les clivages sont de plus en plus forts. En cinq ans, L’UMP aura divisé ce pays comme jamais. Des « Barbares »…
D’ailleurs, la pièce commence avec trente minutes de retard. Un jeune homme à la guitare, chante sur scène une chanson de Bob Dylan puis de Noir Désir. Mes voisins continuent les insultes (« il y en a assez de ces fainéants ! ») sauf que…le spectacle a débuté. Malaise. « Les Barbares » de Maxime Gorki écrits en 1905 sont toujours d’actualité. Éric Lacascade a vu juste en les mettant en scène pour la première fois au Festival d’Avignon.
Tout commence avec l’arrivée de deux ingénieurs chargés de construire un chemin de fer dans une province reculée de l’Empire Russe. Ils vont bouleverser la vie de toute une ville. Ils ne se gênent pas pour mépriser la population locale, pour jouer les justiciers au mépris des règles élémentaires de la démocratie. L’expertise donne le pouvoir et le contexte doit se plier aux exigences du projet. On connaît la chanson et je reconnais dans l’ingénieur en chef, un certain premier ministre français… Très vite, leurs petits jeux et autres mesquineries les mettent au même niveau que les habitants. La fin est tragique et l’on ne parle même plus de ligne de chemin de fer, mais de décomposition sociale, familiale et politique. J’ai rapidement l’impression d’assister à un thriller sur le changement. Lacascade joue sur des effets de mise en scène de cinéma (ma vue se trouble lors d’un changement de décor !). Il utilise le Rock pour renforcer les enjeux et faire monter la pression. L’espace de la Cour d’Honneur est merveilleusement utilisé : sur une petite scène, les lumières sont braquées sur un groupe pendant qu’autour les corps bougent au ralenti. A un autre moment,  l’expert s’enferme dans son arrogance à l’image des projecteurs qui se referment sur lui. Magnifique. L’utilisation de ces petits espaces est intelligente, car ils obligent le spectateur à porter un regard horizontal sur les effets du changement et non de se concentrer sur une partie de la scène.
Les comédiens sont au centre de ce thriller. Ils sont tous impressionnants à se déplacer d’un point à l’autre, d’un groupe vers l’autre, de la haine à l’amour. Les différences physiques (les deux enfants du maire, l’un gros, l’autre menue) permettent d’identifier leur rôle de bouc-émissaire et de médiateur pendant que le système est au bord de l’explosion. Ils sont symptomatiques et pourtant ils facilitent le lien entre les deux groupes antagonistes. Lacascade, loin de les ridiculiser, les accompagne avec bienveillance.
Je ne vois plus le temps passer. Je suis pris dans ce tourbillon de sons, de lumières et de jeux d’acteurs. Je ne cesse de faire des associations comme si je me faisais mon théâtre au théâtre. Loin de m’attacher à l’un des comédiens, je tisse ma propre toile des relations quitte parfois à me perdre. Mais Éric Lacascade sait me rattraper quand il replace les projecteurs et la musique au cœur d’un groupe, d’un couple, d’un individu.
« Les barbares » sont un beau moment de théâtre. Certains esprits chagrins s’offusquent de certaines lenteurs et de la liberté prise par Lacascade pour contextualiser la pièce dans notre époque. Qu’importe. « Les Barbares » arrivent au bon moment pour nous rappeler les dangers d’une arrogance venue d’en haut et les effets dévastateurs de l’affrontement entre communautés. Renaud Donnedieu de Vabre n’a pas pu assister à la pièce. Messager du MEDEF, il aurait pu devenir porte-voix des artistes. Hors jeu.

Au Festival d’Avignon, la « Pluie d’été » d’Eric Vigner aurait suffi.

Il y a d’abord un décor le plus original jamais vu jusqu’à présent : six alcôves, un dispositif bi-frontal et un plateau style pop-rock des années 70. Je suis au Cloître des Carmes pour « Pluie d’été à Hiroshima » du metteur en scène Éric Vigner. En réalité, deux oeuvres nous sont proposées l’une après l’autre : « Pluie d’été » et « Hiroshima mon amour » de Marguerite Duras.
Cette « Pluie d’été » est inoubliable ! Six jeunes comédiens fougueux déclinent avec ravissement le texte de Duras. Je me surprends de les suivre du regard comme si je découvrais un nouveau monde. Car, je dois bien l’avouer, je n’ai jamais été un lecteur de Marguerite Duras par peur d’approcher son écriture. Or, Éric Vigner désacralise Duras pour la mythifier. Le décor y contribue (nous sommes dans un ailleurs) et le jeu des acteurs est sublime parce qu’ils font des mots de Duras une sorte de musique qui m’enveloppe.
Voir et entendre Nicolas Marchand (à droite sur la photo) dans le rôle d’Ernesto procure du plaisir. Je souris avec lui, avec eux. À dix ans, il ne veut plus aller à l’école « parce qu’à l’école, on m’apprend des choses que je ne sais pas ».
C’est à partir de cette phrase paradoxale que gravite l’univers d’Ernesto et de sa famille. Ils construisent ensemble une réalité qui nous élève. D’ailleurs, nous devons lever la tête pour voir le jeu. Ernesto est cet autre que nous aimerions être. J’ai profondément aimé ce moment de théâtre parce qu’il donne des sensations physiques et mentales proches de l’extase. Comment voulez-vous que j’écrive là-dessus!
Je n’ai pas le temps de me reposer que le deuxième texte de Marguerite Duras se joue. « Pluie d’été à Hiroshima » commence alors que je pense au devenir d’Ernesto.
Elle, c’est Jutta Johanna Weis, la Française de Nevers tondue en 1945. Lui, c’est Atsuro Watabe, le Japonais qui a survécu au bombardement sur Hiroshima. Ils se cherchent en tournant autour de la scène. Ils dialoguent via une bande-son. Je m’étonne de cette mise en scène qui n’apporte rien au texte de Duras, mais qui le rigidifie dans un jeu ampoulé. Puis ils se parlent en face à face. Je comprends difficilement Asturo Watabe (comme s’il machait un chewing-gum) ; je m’agace à voir cette actrice française s’exprimer comme une bourgeoise qui aurait perdu son sac à main au Monoprix du coin. Pour en rajouter dans le grotesque, la mort rode, symbolisée par des comédiens qui portent des serpillières noires où pendent de chaque côté des lumières. C’est laid et ridicule. Mes voisins souffrent. Je piétine. C’est un massacre qui dure quarante-cinq minutes.  Je ne m’explique pas cette erreur de mise en scène. Éric Vigner a-t-il été aveuglé pour ne pas voir l’absence totale de crédibilité de ces deux acteurs?
Le public applaudit chaleureusement les six comédiens de « Pluie d’été ». Nous leur signifions qu’ils ne sont pour rien dans ce qui a précédé. Ernesto ne peut sauver ces deux acteurs en perdition. Il a déjà assez à faire avec nos désirs.


La suite de la sélection:

"Le théâtre des maux".
"Les mondes enfermants"
"Les hors-jeu"