Le Festival de Mens dans l'Isère a donc invité « Le Tadorne » pendant une semaine à jouer le rôle du spectateur-critique. Inscrit dans un programme composé de concerts, de bals, d'ateliers, de ballades et de déambulations, j'avais rendez-vous quotidiennement avec les festivaliers pour écouter leurs ressentis sur les différents spectacles proposés. Posté dans différents cafés à des heures improbables, je n'ai vu personne. Il a donc fallu déambuler.
Pierre Quenehen, le directeur du festival, promeut « l'échange et la création », « la culture et le lien social », « la place à l'imprévu pour surprendre le spectateur », « la faille pour que l'artiste interroge son art ». Il ne cesse de répéter qu'artistes et intervenants doivent « porter leur projet de façon autonome pour que les lignes bougent et que l'acte de création prenne tout son sens ». Sur le site internet, il préconise «…le choc des confrontations esthétiques, entre « art étrange », « art de l'ellipse » et « art festif »? et l'entêtement à ne jamais renoncer à ce que l'équipe, les partenaires et la population trouvent leur place dans ce projet ».
« Mens Alors ! » est l'un des rares festivals à mettre en avant le processus plutôt que de promouvoir ses têtes d'affiche. Ainsi, « quelques bulles de sens » (pour reprendre l'expression d'un spectateur) ont put émerger ici ou là.
Les ateliers slam animés par Frédéric Nevchehirlian au Centre de Vacances « L'Ermitage Jean Reboul » avec des adultes handicapés ont tenu leurs promesses : la qualité des écrits en disait long sur le processus créatif et de confiance facilité par le chanteur. On a cependant vivement regretté que ces productions ne soient seulement proposées au public lors de premières parties ou d'impromptus sans qu'il puisse irriguer le reste de la programmation. Toutefois, le concert de Frédéric Nevchehirlian avec la batteuse Tatiana Mladenovitch fut émouvant comme en résonance avec le travail des ateliers.
Autre bulle avec la pianiste Sophie Agnel qui nous a offert un concert éloigné des schémas linéaires d'écoute. Deux rencontres « improvisées » avec Frédéric Nevchehirlian et la comédienne Clara le Picard ont agréablement étonné : il y a eu chocs, confrontations et une profonde écoute entre artistes qui ne se connaissaient pas. Le piano et les poètes vont décidément si bien ensemble? Mais on aurait aimé une rencontre avec les vacanciers de l'Ermitage pour que leurs créations poétiques trouvent un prolongement.
Autre bulle, avec le couple Deborah Walker et Greg Gilg. Réunis pour la circonstance, ces deux violoncellistes nous ont littéralement charmés avec leur répertoire de chansons d'amour. A la frontière de la « comédie » musicale, nous les encourageons à poursuivre le travail initié à Mens. Ces deux-là pourraient nous surprendre?
La bulle du film « Six » projetée le premier jour sous la Halle de Mens a enchanté, mais elle a fini par éclater! À partir de six personnages clefs, Victor de Las Heras a filmé la vie du festival en 2008. Mais déjà, le malaise était perceptible. Le public, absent du film, laissait place à une mise en scène où le festival était à lui seul un objet artistique. Ce processus autocentré fut alimenté en 2009 par le cloisonnement des publics: au « Café des sports » se réunissaient les musiciens et la jeunesse du festival; au Point Info, les bénévoles (accueillants) de Mens guidaient les festivaliers ; à l'Ermitage (à 20 km), l'artiste associé, Fréderic Nevchehirlian, animait les ateliers. « Mens Alors ! » accueille aussi une communauté normande en plein Trièves : artistes, famille du directeur et la majorité des bénévoles sont originaires de Rouen! Les connexions entre les Mensois, les touristes et la communauté me sont apparues éphémères si bien que le festival semblait être une somme de collectifs en difficulté pour créer du « lien social » (encore faudrait-il définir cette notion !)
D'autant plus qu'une confusion s'est installée tout au long de la semaine : les bénévoles étaient parfois « acteurs » au cours de parcours « artistiques ». L'impréparation dominait comme si l'on confondait improvisation et immédiateté. Or, l'improvisation est un processus qui s'inscrit généralement dans une pratique artistique affirmée. Elle le fruit d'un long travail de recherche : or, à Mens, elle se réduisait à une démonstration, à des objets, où la forme prenait le pas sur le fond (ici des lectures dans des églises et des caves, là des mouvements dansés dans la terre avec des combinaisons blanches, ailleurs un clarinettiste qui soufflait dans le vide accompagné d'une danseuse un peu perdue, là-bas des activités de relaxation). À défaut d'être acteur, on était « récitant », tout en empruntant les codes du théâtre. Comme le faisait remarquer une spectatrice, « ce n'est pas ce que l'on voit qui importe, mais qui on voit ». Est-ce pour ces raisons que l'événementiel semble avoir pris le pas sur la dimension sociale du festival ?
À voir certaines affluences lors des soirées de concert, on ressent que « Mens Alors ! » gagne en notoriété et qu'il est peut-être à un tournant de sa jeune histoire. Il va devoir s'ouvrir à d'autres artistes, créer des partenariats avec la MC2 de Grenoble ou “La Passerelle” de Gap, s'implanter durablement sur le territoire, impliquer encore un peu plus la jeunesse locale dans le bénévolat, inviter le théâtre (quitte à réduire la programmation), oser les arts performatifs créateurs de liens, initier des stages pour le public avec des artistes professionnels, articuler un peu mieux professionnels et amateurs à partir de « work in progress » qui stimulerait l'imaginaire du spectateur, et s'inscrire dans les réseaux médico-sociaux du territoire.
Programme ambitieux et alors ?
Pascal Bély ? www.festivalier.net