Le blog du Tadorne aura dix ans dans quelques jours. Dix années passionnantes, rudes, sans concession, où je n’ai rien lâché sur mon désir d’être un spectateur émancipé du prêt à penser. Dix années où j’ai tenté un travail titanesque : alors que je n’avais aucune prédisposition pour écrire sur l’art, j’ai fait entendre des voix singulières de spectateurs, noyés dans la masse du « public ». Dix années où s’est installé progressivement un profond malentendu : assumer un regard critique sur l’art et son contexte expose, plus que je ne l’avais imaginé. Les artistes ont accueilli favorablement le positionnement du Tadorne. Les structures culturelles se sont méfiées de mes analyses qui visaient leur fonctionnement. Au mieux, elles m’ont très vite enfermé dans un espace possible de promotion de leur programmation (ce que j’ai toujours refusé). Au pire, elles m’ont cloué au pilori, notamment à Marseille, lorsque j’ai osé critiquer la dérive de la Scène Nationale du Merlan, dirigée à l’époque par Nathalie Marteau. Suite à un courrier adressé à ses collègues de la région, certains n’ont pas hésité à blacklister le blog. La liste serait trop longue de ceux qui ont bafoué le principe le plus élémentaire de la défense de la liberté d’expression pour protéger leurs petits intérêts municipaux.
Citons Émilie Robert qui, en tant que directrice d’un théâtre jeune public (Massalia) a, par pur réflexe corporatiste, mis fin au projet animé par mon cabinet de conseil liant la formation des professionnelles de la petite enfance à sa programmation, les privant d’accès à un lieu d’art. Citons Emmanuel Serafini, directeur des Hivernales d’Avignon qui, devenu vice-Président du OFF, s’est opposé à la reconduction pour 2015 des Offinités du Tadorne, espace innovant de médiation entre spectateurs et artistes du OFF que nous avons crées en 2009. La raison ? Mes articles sur le Merlan à Marseille !
Les dirigeants culturels n’intègrent pas pour eux l’art comme vecteur de transversalité, processus qui interroge le sens, qui remet en question l’ordre établi. Dès ses débuts, j’ai refusé d’enfermer le Tadorne dans une écriture spécialisée : j’ai puisé dans mes ressentis les ressorts pour évoquer la danse, le théâtre, les arts plastiques. Il m’a fallu décloisonner une démarche personnelle avec le projet de mon cabinet de conseil. Ce fut un long travail que de proposer à mes clients du Service Public et Associatif ce que le secteur culturel ne promeut pas : l’art autorise la pensée créative pour décloisonner un projet culturel, le travail social et les pratiques éducatives; pour relier des dispositifs empilés ; pour élaborer un projet éducatif global à partir des pratiques artistiques des éducateurs, des enfants et des parents ; pour questionner les processus du management par la créativité ; pour interroger le projet global d’une institution.
Au cours de ces dix années, j’ai découvert qu’il n’existait pas de service public de la culture, au sens où l’entendait Jean Vilar, mais seulement des micros écosystèmes où l’on programme plus que l’on ne développe un rapport sensible à la population, où l’on utilise trop souvent l’argent public pour jouer au Monopoly. Est-ce normal que le taux de remplissage soit l’unique critère pour évaluer la mission de service public d’un lieu culturel? Pourquoi aucun dirigeant n’ose mettre en débat sa programmation passée, lui préférant des présentations de saison ennuyeuses et égocentrées ? Issu d’un milieu ouvrier, je ne comprends pas la disparition du vocable « populaire » dans le langage des dirigeants culturels au profit du maniement de concepts fumeux, dictés en position haute. Moins le secteur culturel va à la rencontre de la population, plus il le fantasme, plus il idéologise le débat, plus la posture de la bien-pensance prend le pas sur le positionnement.
C’est ainsi qu’il n’y a quasiment plus d’intellectuels pour nous aider à repenser un Service Public de la Culture. Avec qui Fleur Pellerin pourrait-elle débattre aujourd’hui ? Elle leur préfère des médiateurs (voir le dernier conflit social à Radio France) tant le fossé est immense entre ces manageurs culturels gestionnaires et ceux qui font la culture (ici les salariés, ailleurs les artistes et les spectateurs). Il y a donc urgence à réduire les fractures tant notre idéalisme républicain ne tient plus ses promesses.
Ainsi, pas à pas, modestement, avec quelques amis spectateurs, des artistes et des professionnels gravitant autour des relations humaines, nous avons au cours de ces dix années co-construit des projets, des actions transversales pour que l’art nous aide à penser et agir autrement dans la complexité. Nous n’avons jamais abandonné notre idéal d’émancipation et allons poursuivre cette aventure.
Autrement.
« Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet (…) Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions (…) Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. »
Jean-Jacques Rousseau- « Emile ou de l’éducation »- (1762).
Pascal Bély – Le Tadorne.