Depuis le Festival d’ Avignon, nos corps de spectateur étaient au repos. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec Gwenaël Morin au Théâtre de la Bastille à Paris. Cet homme et sa troupe nous ont à plusieurs reprises bouleversés et nous l’avons écrit : avec enthousiasme, plaisir et gravité. Aujourd’hui, nous retrouvons ce théâtre avec sa petite jauge de spectateurs qui permet cette proximité avec les acteurs sans qu’elle soit outrancière ou démagogique. Nous nous apprêtons à vivre cinq heures de théâtre autour de quatre œuvres de Rainer Werner Fassbinder («Anarchie en Bavière», «Liberté à Brême», «Gouttes dans l’océan» et «Le village en flammes»). Nous allons vivre cinq heures d’une scène joyeuse et dramatique ponctuées par nos rires légers et nerveux. Tout cela pourrait paraître long et pourtant: tout passe à la vitesse d’une symphonie lumineuse orchestrée par une narratrice au ton cynique, parfois autoritaire, qui nous délivre des didascalies (que nous ne verrons pas toujours !) comme autant de petites déviations pour nous détourner du droit chemin ! Le rythme est pulsé par un son de grosse caisse, façon de réveiller nos préjugés. Plus tard, le tintement d’un triangle ponctuera les phrases, pour une succession d’idées lumineuses…Virginie Colemyn est éblouissante dans cet anti rôle pour un «antiteatre» qui nourrit parce que l’interaction est partout, surtout là où l’on ne l’attend pas…
Ici, la troupe s’incarne là où ailleurs, nous n’entendons qu’une «distribution». Gwenaël Morin a l’art de donner à chacun une présence extraordinaire comme s’il amateurisait leur jeu: leurs corps singuliers et imparfaits nous touchent d’autant plus qu’il n’y a pas de jeunes premiers, ou de «vieux beaux». Tous dégagent une «esthétique» de l’épanouissement qui finit par troubler. Le décor est épuré, juste quelques chaises, une table et des affiches interchangeables pour le paysage. La scénographie est ailleurs…nichée au cœur de nos imaginaires…
Quatre œuvres où la famille concentre en son sein tous les maux de notre époque: crise de la pensée politique, plafond de verre pour les femmes, rationalisation et manipulation de la relation amoureuse pour servir le jeu de pouvoir, surdité et impotence des corps constitués. Ici, le nez rouge se porte comme un gant. La famille se fait troupe de cirque tandis que les hommes forment une caste de tristes sires. Le viol est la pratique d’un fascisme de salon qui étouffe les cris des corps meurtris par la violence de « gouverneurs » sans vision, englués dans des dogmes usés, car trop répétés. Ici, on crie et les objets se jettent à la figure comme autant de mots que l’on découpe d’un poème. Les colères jaillissent pour mieux saisir la force du cynisme des situations. À travers l’écriture de Fassbinder, Gwenaël Morin nous éclabousse, à l’image d’un enfant provocateur qui sauterait dans une flaque de boue pour esquisser une fresque sur le mur érigé par nos peurs. Englués dans nos représentations, nous accueillons avec bienveillance ce jaillissement de mots au ton cinglant, en quête de vérité, qui nous éclatent au visage sans toutefois nous aveugler.
La force de la mise en scène de Gwenaël Morin est de ne jamais s’éloigner de nous, de ce qui pourrait faire résonance. Il dévoile ce que nous ne pouvons plus dire…Il aborde la virulence comme un secret qui se manifeste bruyamment. Il fait jouer la violence familiale comme un système culturel où le désir et la passion se confrontent à la frustration du pouvoir. Il explore les champs relationnels homme/femme et les tentatives de recherches de solutions pour survivre.
Cinq heures tourbillonnantes où nous sommes en continu englobés dans le jeu, où le temps qui passe n’a plus d’emprise sur nous. L’horloge se dérègle et laisse sa place à l’espace de la transformation pour que changent nos représentations. Les allers-retours permanents des acteurs entre la salle et la scène ne sont pas un gadget dramaturgique, mais bien un processus pour nous connecter au propos dans un « corps à corps » entre l’artiste et le spectateur. C’est souvent drôle, toujours grave. Lorsque la maîtrise du jeu fait éloigner le sens du propos, Gwenaël Morin autorise ses acteurs à tout lâcher notamment lors d’un entracte mémorable où l’on revivrait presque la danse de «The Show must go on» du chorégraphe Jérôme Bel (celui-ci aurait été bien inspiré de se nourrir de ce théâtre-là pour «Cour d’honneur» présenté cet été au Festival d’Avignon !)
Ce soir, un vent de liberté a soufflé dans la douceur de l’automne. Nous avons quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.
Inutile de discourir plus longtemps sur le théâtre populaire. Il est là. Bien là. Grâce à des acteurs exceptionnels : Barbara Jung, Renaud Béchet, Mélanie Bourgeois, Julian Eggerickx, Ulysse Pujo, Nathalie Royer, Brahim Tekfa, Kathleen Dol, Pierre Germain, François Gorrissen.
Il n’y a que les savants pour le théoriser et s’enfermer dans leur impuissance à promouvoir ceux qui le portent haut.
Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.
“Antiteatre” d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin. Au Théâtre de la Bastille à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 18 septembre au 13 octobre 2013.