« Si on est heureux, mieux vaut pique-niquer qu'aller au théâtre » déclarait Krzysztof Warlikowski à Télérama en juillet dernier. En ce dimanche ensoleillé, les rues de Paris embaument d'odeurs d'automne, mais nous sommes quelques-uns à préférer la petite salle du Théâtre de la Coline pour « le père tralalère », création collective de la compagnie « d'ores et déjà », mise en scène par Sylvain Creuzevault. Alors que nos campagnes souffrent, le bonheur n'est momentanément plus dans le pré. L'est-il pour autant sur cette scène ? Qu'importe, ce théâtre-là rend serein parce qu'il bouleverse.
La table est bien trop large pour les quelques invités triés sur le volet à l’occasion des noces de Lise et Leo. Mais ces tragédiens des temps modernes ont besoin d'espace. Il y a le père de Lise, chef d'entreprise, « droit dans ses bottes » et méfiant dès que l'on cherche à l'usurper d'une bouteille de vin ou de 80 000 euros. Il y a le frère de Lise, poète improductif, qui « à 45 ans sera encore à la fac », dixit le père. N'est pas « Jean, fils de » qui veut. Il y a Benoît, présentateur de télé qui étale son savoir sur une tartine « bling bling » comme un autobronzant sur sa peau pâle. Le « père de Jean » peut compter sur lui. Il y a Samuel, jeune bras droit du père, tandis que le gauche nous fait un bras d'honneur. Il y aussi un couple d'amis de Lise et Léo, qui vit son bonheur jusqu'à finir par nous le rendre insupportable. Et puis il y a nous, public, disposé en bifrontal avec cette table au milieu, qui nous cache la vue. Entre vous qui êtes en face et moi, il y a eux, comme un gouffre dans lequel nous ne tardons pas à plonger. Le trou béant de nos peurs et de nos lâchetés, à moins que ce ne soit le théâtre qui, en cette période troublée, est là pour nous sauver.
En arrivant bruyamment, ils nous prennent par surprise alors que les lumières de la salle sont toujours allumées. Le théâtre est encore loin. Ils jouent le jeu, c'est tout. Comme vous, comme moi. Le jeu des conventions sociales. Un jeu de rôles comme un « théâtre réalité » où nous serions de spectateurs-jurés parés pour appuyer sur le bouton. Nous regardons et rions d'eux comme des sadiques. Mais nous sommes lucides. Eux c'est nous. La tension monte parce qu'autour de cette table, les contextes s'emboîtent comme des poupées russes prêtes à nous sauter à la figure : l'état de déliquescence des valeurs de notre pays où l'on ne distingue plus très bien l'éthique de la morale, d'autant plus que nous peinons à communiquer avec l'autre dans un espace saturé par l'information futile. Il y a la perte des repères alors que nous cherchons le père, tandis que nous régressons affectivement de peur de nous en émanciper. Et puis il y a l'ici et maintenant, là, tout à l'heure, avec la grippe H1N1 qui annule un match de foot et le Pôle Emploi englué dans son inefficacité !
La frontière entre eux et nous est si fragile que nous pourrions franchir le pas et nous inviter par surprise.
Sauf qu'à force de jouer avec le feu, le théâtre fait une irruption dans ce réel formaté et mortifère. Le corps s'invite donc à table et pas qu'un peu. Lise glisse, Léo s'engouffre, le père bascule. Et nous avec. C'est alors que le théâtre va mener un combat acharné contre tous les démons actuels qui le réduise à un simple divertissement. Ces comédiens (tous exceptionnels) se métamorphosent pour incarner des personnages presque « mythiques » de nos sociétés postmodernes. Sylvain Creuzevault provoque une intensité dramatique qui nous emporte parce que le corps, (biologique, social et politique), prend ici toutes ces formes pour chasser ce « réel », ce « concret » qui envahit nos modes de pensée et nos façons de communiquer. D'un repas, d'une fête au départ « industrialisés », mécanisés à l'image de ce que nous transformons, le liquide, la poudre, le souffre, le beau, le laid, le cul, le sang, s'emparent de l'espace scénique pour nous rappeler que nous sommes faits de tout cela. Pour qu'enfin, le théâtre français ose cette chair, ce vivant dégoulinant et nous propulse dans l'intranquillité qui nous sauvera de nos peurs.
La dernière scène est magnifique, alors que les acteurs jouent avec les tables pendant que le roi se meurt. Le chorégraphe William Forsythe s'inviterait presque de la partie, lui qui en a fait depuis longtemps un objet théâtral par excellence où les corps s'y désarticulent pour renaître, par la grâce de l'acte chorégraphique. Il y a chez Sylvain Creuzevault, cette part du chorégraphe et du peintre qui nous propulse dans le théâtre du sensible. Rien d'étonnant qu'à la sortie, nous sortions éclaboussé et tant pis pour le pique-nique.
Mieux vaut parfois être piqué à vif.
“Le père tralalère” par la Compagnie d’Ores et déjà du 14 au 31 octobre 2009 au Théâtre de la Coline dans le cadre du Festival d’Automne. Puis du 5 au 15 novembre 2009 au Théâtre du Nord (Lille).
A lire la critique de “Notre terreur“, dernière création de la compagnie.