Déjà deux journées dans ce festival niché au creux des montagnes, et l'étrange impression que « Mens Alors ! » nous travaille, nous festivaliers et artistes. Ici, tout acte artistique semble fragile, en tension permanente parce qu'en interaction avec « la » représentation que nous nous en faisons.
Photo de Francis Helgorsky – Festival Mens 2008.
Quand le public vient chanter « nos chansons préférées » avec la chanteuse Anne-Laure Poulain et doit se mêler avec les personnes âgées de la maison de retraite de l'Obiou, la scène prend une tout autre configuration. C'est qu'il ne suffit pas d'entonner en c?ur « le temps des cerises » sans se poser la question : « que faisons-nous de nos vieux » ? Le positionnement du festivalier n'est plus le consommateur de culture, mais le producteur de liens à partir de sa fragilité. C'est parce que la vieillesse nous attrape à la gorge que nous pouvons chanter « nos copains d'abord » et participer à l'?uvre collective. La scène se construit lien à lien et il n'est pas étonnant que vers la fin de la représentation, nous ayons tous envie de danser. Le corps s'invite toujours au c?ur du maillage.
Quand le public vient écouter la pianiste Sophie Agnel, il ne sait pas encore qu'il s'agit de musique « expérimentale » ! Ici, le piano est ouvert et accueille toute une série d'objets (gobelets, balles, brosse, ?). Sophie Agnel improvise et sa musique produit les sons qui déconstruisent notre vision linéaire de la partition, du concert. Il nous faut alors lâcher pour prendre la mesure de la profondeur dans laquelle cette artiste hors du commun nous plonge. La musique n'est plus ce chemin tout tracé que l'on emprunte, mais le fruit d'une interaction avec la pianiste. Et c'est l'intensité de ce lien qui la guide dans son improvisation. C'est impressionnant, envoûtant, car de cette interaction avec le public naît une esthétique de la représentation (l'intérieur du piano est une scène d'art contemporain !) et une musique au confluent du free jazz et du classique. Expérience unique.
Quand le public vient regarder à 22h sous la halle de Mens « Six » de Victor de las Heras, il ne sait pas encore que ce jeune documentariste va lui tendre un miroir fait de tendresse, d'humour, de poésie et de sens. L'an dernier, caméra vidéo sur l'épaule, il a suivi pendant toute la durée de la 6ème édition du festival, six personnages clefs (le directeur, le régisseur, un chorégraphe, ?). Magnifiquement monté, on bascule avec jouissance dans l'univers de Jacques Tati. Ces personnages deviennent alors des figures héroïques à l'heure de la marchandisation croissante de la culture. « Six » peint le portrait d'une France inconnue, celle qui pas à pas, sans moyens, construit les nouvelles solidarités à partir de la créativité cachée qu'il faut débusquer !
Il est presque minuit. Alors que nous quittons la Halle, Nicolas Le Balch, professeur à Rouen et bénévole pour le festival, est perché sur la croix du jardin de l'Église. Il improvise une danse à partir d'un slam. Il tourne autour de nous, fait virevolter les mots et plonge son corps dans la fontaine d'eau glacée. Nous courons après lui dans les rues de Mens pour l'applaudir. Mais il a déjà disparu.
Ici, le fragile fait même des apparitions.
Pascal Bély