Thomas Ostermeier n’en revient pas lui-même de l’accueil chaleureux du public d’Avignon. La Cour d’honneur applaudit comme si elle était surprise d’aimer un «Hamlet» aussi provocant. Je me lève pour saluer ce metteur en scène exceptionnel, étonné de m’être laissé emporter par cette mise en abîme où la folie d’Hamlet s’incruste dans la déliquescence d’un système politique (européen ?) qui court à sa perte. Cette année, au Festival d’Avignon, le Nord de l’Europe (Guy Cassiers, Ivan Van Hove et Thomas Ostermeier) donne une leçon de théâtre. Pendant que l’on continue à commémorer 1968, même en Avignon, ce triumvirat fait la révolution sur le plateau.
Le premier tableau est saisissant. Tel le banquet de Platon, la table et les six protagonistes sont cachés derrière un rideau de lamelles dorées. La scène, posée sur des rails s’approche sur la musique rock symphonique de Nils Ostendorf. Un à un, ils franchissent cette séparation, s’avancent vers nous. Comme dans la série américaine humoristico-macabre «Six Feet Under», nous assistons médusés à l’enterrement du Roi du Danemark, tué par son frère Claudius. Le cercueil tombe (il ne pleut que sur cette minuscule parcelle de territoire dans l’immensité de la Cour d’Honneur), et les corps trébuchent dans la terre. Du sol métallique du banquet à la scène recouverte de terre où est enterré le Roi, Thomas Ostermeier ne cessera de jouer sur ce contraste des matières pour inscrire cet «Hamlet» dans le terrain glissant de la folie et la structure d’un pouvoir corrompu, rouillé par la bêtise. Car c’est un « Hamlet » de folie qui nous est présenté, le manifeste d’un metteur en scène Allemand qui me paraît s’inquiéter de cette Europe confisquée par des politiques «bling-bling” opportunistes (le Roi, lunettes Ray Ban et son épouse qui n’hésite pas à pousser la chansonnette…la France serait-elle ridiculisée ?), menacée par le terrorisme (ce Claudius barbu m’effraie), gangrenée par le Show Bizz. Avec Ostermeier, on passe dans la seconde de l’enterrement au mariage de Claudius avec Gertrude (sa belle soeur). Je m’interroge sur le piétinement des valeurs: l’Europe serait-elle dans la boue ?
Dans ce contexte, la folie d’Hamlet (incarnée par Lars Eidinger, exceptionnel) est un processus de résistance actif, où il ne suffit pas de penser le changement, encore faut-il l’acter dans une démarche globale. Sa folie, c’est notre peur de changer, notre angoisse de la postmodernité. Et ne croyez pas que je sois sagement assis. Hamlet et Claudius quittent la scène pour venir nous chercher, nous apostropher, nous prendre à témoin. À un moment, nous aurions pu descendre sur le plateau pour fouler la terre, la retourner pour reconstruire!
Rarement je n’ai vu une scène aussi ouverte vers le public : elle avance, puis recule comme un mouvement permanent entre folie et raison, soumission et insoumission, conscient et inconscient. Car Ostermeier ne cède pas : la folie d’Hamlet, il l’affronte quitte à plonger la tête des comédiens dans la boue, à leur faire bouffer le fruit de leurs lâchetés. Une camera vidéo circule et autorise chaque acteur d’être le metteur en scène de l’autre : elle paraît devenir objet de manipulation au service d’un pouvoir corrompu (suivez mon regard), elle permet au cinéma de s’incruster dans le théâtre pour scruter l’indicible, mettre en scène le tragique de notre époque (la mort d’Ophélie projetée sur le rideau ressemble à un film de david Lynch) et offrir aux spectateurs des images de folie sur la folie du monde. C’est ainsi que je vois ce rideau comme la paroi poreuse entre sphères privée et publique, société du divertissement et vie politique. Il est l’espace de transformation de notre regard qui nous permet d’accueillir le corps gras et flasque d’Hamlet. Ce corps, ainsi transformé, m’a soulagé : nous avons bien changé d’époque (plus ronde, plus large, plus insaisissable aussi).
Entre terre boueuse et rideau de la métamorphose, Ostermeier me réveille : ce qui se joue actuellement en Europe vaut la trahison de Claudius. Pendant quelques temps, il va falloir faire avec la folie des hommes apeurés
Ce soir, Hamlet est plus qu’un soixante fuit tard. Il est « un deux mille huit tant ». Il était temps.Pascal Bély – www.festivalier.netCredit photo: Arno Declair.
Le premier tableau est saisissant. Tel le banquet de Platon, la table et les six protagonistes sont cachés derrière un rideau de lamelles dorées. La scène, posée sur des rails s’approche sur la musique rock symphonique de Nils Ostendorf. Un à un, ils franchissent cette séparation, s’avancent vers nous. Comme dans la série américaine humoristico-macabre «Six Feet Under», nous assistons médusés à l’enterrement du Roi du Danemark, tué par son frère Claudius. Le cercueil tombe (il ne pleut que sur cette minuscule parcelle de territoire dans l’immensité de la Cour d’Honneur), et les corps trébuchent dans la terre. Du sol métallique du banquet à la scène recouverte de terre où est enterré le Roi, Thomas Ostermeier ne cessera de jouer sur ce contraste des matières pour inscrire cet «Hamlet» dans le terrain glissant de la folie et la structure d’un pouvoir corrompu, rouillé par la bêtise. Car c’est un « Hamlet » de folie qui nous est présenté, le manifeste d’un metteur en scène Allemand qui me paraît s’inquiéter de cette Europe confisquée par des politiques «bling-bling” opportunistes (le Roi, lunettes Ray Ban et son épouse qui n’hésite pas à pousser la chansonnette…la France serait-elle ridiculisée ?), menacée par le terrorisme (ce Claudius barbu m’effraie), gangrenée par le Show Bizz. Avec Ostermeier, on passe dans la seconde de l’enterrement au mariage de Claudius avec Gertrude (sa belle soeur). Je m’interroge sur le piétinement des valeurs: l’Europe serait-elle dans la boue ?
Dans ce contexte, la folie d’Hamlet (incarnée par Lars Eidinger, exceptionnel) est un processus de résistance actif, où il ne suffit pas de penser le changement, encore faut-il l’acter dans une démarche globale. Sa folie, c’est notre peur de changer, notre angoisse de la postmodernité. Et ne croyez pas que je sois sagement assis. Hamlet et Claudius quittent la scène pour venir nous chercher, nous apostropher, nous prendre à témoin. À un moment, nous aurions pu descendre sur le plateau pour fouler la terre, la retourner pour reconstruire!
Rarement je n’ai vu une scène aussi ouverte vers le public : elle avance, puis recule comme un mouvement permanent entre folie et raison, soumission et insoumission, conscient et inconscient. Car Ostermeier ne cède pas : la folie d’Hamlet, il l’affronte quitte à plonger la tête des comédiens dans la boue, à leur faire bouffer le fruit de leurs lâchetés. Une camera vidéo circule et autorise chaque acteur d’être le metteur en scène de l’autre : elle paraît devenir objet de manipulation au service d’un pouvoir corrompu (suivez mon regard), elle permet au cinéma de s’incruster dans le théâtre pour scruter l’indicible, mettre en scène le tragique de notre époque (la mort d’Ophélie projetée sur le rideau ressemble à un film de david Lynch) et offrir aux spectateurs des images de folie sur la folie du monde. C’est ainsi que je vois ce rideau comme la paroi poreuse entre sphères privée et publique, société du divertissement et vie politique. Il est l’espace de transformation de notre regard qui nous permet d’accueillir le corps gras et flasque d’Hamlet. Ce corps, ainsi transformé, m’a soulagé : nous avons bien changé d’époque (plus ronde, plus large, plus insaisissable aussi).
Entre terre boueuse et rideau de la métamorphose, Ostermeier me réveille : ce qui se joue actuellement en Europe vaut la trahison de Claudius. Pendant quelques temps, il va falloir faire avec la folie des hommes apeurés
Ce soir, Hamlet est plus qu’un soixante fuit tard. Il est « un deux mille huit tant ». Il était temps.Pascal Bély – www.festivalier.netCredit photo: Arno Declair.
“Hamlet” de William Shakespeare par Thomas Ostermeier a été joué le 16 juillet 2008 au Festival d’Avignon.