Vous trouverez ci-dessous mes coups de coeur de la saison de théâtre 2005 – 2006 en Provence et ailleurs…
« sx.rx.Rx » de Patricia Allio : une œuvre rare au KunstenFestivaldesArts.
Doucement, sur l’écran, se dessinent en continu les contours du décor puis, le trait fait place aux images. La vue se brouille car la vidéo projette ce que je suis en train de voir…Un homme arrive avec son costume aux couleurs décalées.
Il parle et son langage est incompréhensible. L’enchaînement « sx.rx.Rx » (entraînez-vous à le dire !) ponctue ses phrases déconstruites, comme un point final. Les mots s’entrechoquent, s’inversent, se relient, se cloisonnent. J’ai peur de ne pas comprendre. Comment m’échapper du sens des mots ? Comment éviter de passer à côté de cette pièce ?
Il marche devant la vidéo, puis derrière. Parfois, il est devant et derrière, entre conscience et inconscience. Le dispositif scénique est saisissant de beauté car il dessine un nouveau cadre pour appréhender la complexité. Je me sens sortir de mon conditionnement linguistique (vouloir à tout prix comprendre le sens des mots !). C’est l’articulation entre lui, ses mots et la vidéo qui fait le langage ! Je lâche… 1 + 1 ne fait pas 2 mais 3 ! La réalité n’existe pas. Elle est une construction que nous opérons. Patricia Allio nous aide à élaborer cette réalité pour entrer en relation avec Samuel Daiber, joué par Didier Galas, acteur magnifique. Par sa puissance sur scène, il nous guide à entrer dans son univers, à nous réapproprier ses mots. Sa réalité pourrait devenir la mienne. Je me surprends à l’aimer. Le moment où il évoque la Suisse, métaphore de l’enfermement par ses frontières (qui se dessinent sur l’écran vidéo), provoque l’hilarité ! Jamais on m’avait parlé avec autant de justesse de la Suisse ! Je jubile…Quand il passe de la vidéo à la scène, quand il monte sur la rambarde du théâtre en m’obligeant à la suivre des yeux jusqu’à le perdre, je construis mon propre cheminement. De vertical, je me sens transversal. Et toujours ses mots qui me percutent, me bousculent. Leur sens n’a plus d’importance. Le sens vient de mon ressenti.
« Le théâtre doit maintenir ou créer des espaces – temps communs d’incertitude qui fissurent les représentations sédimentées de nous-mêmes et du monde ». Patricia Allio.
« sx.rx.RX » est un chef d’œuvre.
Dix spectateurs sont habillés en blouse blanche et se font face des deux côtés de la scène. Du linge pend et les draps blancs de l’hôpital psychiatrique font office de cloisons mais permettent aussi au théâtre d’ombres de faire son cinéma. De petits films y sont projetés, images de l’inconscient où se nichent nos histoires, nos rêves et nos fantasmes. En plaçant une partie du public sur scène, puis en nous offrant un petit verre de vin au cours du spectacle, Christian Mazzuchini seul acteur et metteur en scène, positionne « Psychiatrie / Déconniatrie » comme un acte créatif dont le public sera l’auteur actif. Il s’agit de nous faire rire, de nous aider à baisser la garde, à sortir de notre irrationnel pour entrer dans le monde loufoque du psychiatre catalan François Tosquelles dont on ne sait plus s’il est « le » fou, le médecin ou le double de Salvador Dali. Toute la pièce est alors une série de va et vient entre ces trois personnages ainsi qu’une alternance de textes écrit à la fois par Serge Valletti, auteur marseillais, et par François Tosquelles, pionnier en France de la psychothérapie institutionnelle.
La force de cette pièce est de faire apparaître l’inconscient par un procédé créateur, proche de la psychanalyse, à l’instar d’un Dali qui développa dans les années 30, avec le mouvement surréaliste, sa méthode paranoïa critique. Ainsi, Christian Mazzuchini associe librement des idées, multiplie les contrepéteries, et se libère des traumas de l’enfance par la parole. L’inconscient est ainsi structuré comme un langage! Christian Mazzuchini est époustouflant car il incarne ces milliers de patients qui se sont libérés par la psychanalyse (dont votre serviteur). Il n’est jamais dans l’excès mais toujours respectueux de la parole qu’il porte, comme le serait un psychanalyste à l’écoute de son patient. Sa mise en scène s’articule entre le réel et l’inconscient (le film sur le champ de coquelicots fait rêver…c’est le cas de le dire !). Le chien qui l’accompagne devient patient. Il est tellement humain que cela en devient troublant. Ainsi, plus le spectacle avance, plus je me libère par le rire. Je me sens profondément respecté. Je ressens le texte comme un cadeau offert au public, avec force et humilité. Mais surtout, je reconnais, je ressens l’espace psychanalytique tel que je le vis…je me vois sur scène, sur ce divan…Troublant!
Avec « Psychiatrie / Déconniatrie », Christian Mazzuchini et Serge Valletti signent là un magnifique manifeste pour la psychanalyse. Il résonne d’autant plus que le gouvernement UMP tente d’en limiter la portée à coup de rapports d’expertises médicales positionnant les théories comportementalistes dans le champ de la clinique.
Le Roi Ubu nous gouverne…Libérons-nous en ! Allons au Théâtre! Directeurs de Théâtre, soyez fou: programmez « Psychiatrie / Déconniatrie »!
Osons le Divan sur scène..
« Je prends constamment appui sur le sol de l’enfance, c’est là que j’avance avec le plus de certitude. Il importe de retrouver les cailloux que l’enfance a laissés, eux seuls permettent de ne pas s’égarer dans les dédales de la vie adulte »
François Tosquelles.
A lire, "L’after / Before" de ce spectacle!
Un beau pas de deux, avec Pippo Delbono dans "Le temps des assassins".
Ce mardi 10 janvier 2006 signe le jour des retrouvailles avec le public du Théâtre des Salins, avec mes escapades théâtrales et…Pippo Delbono! Au Festival d’Avignon en 2002, je me souviens avoir été profondément ému et bouleversé par trois spectacles de cet artiste hors normes (« La rabbia » ; « Guerra », « Il silenzio »). En 2004, toujours au Festival d’Avignon mais à la Carrière Boulbon , « Urlo » m’avait laissé perplexe. Je me sentais à distance comme si l’immensité du lieu m’avait éloigné du propos de Pippo Delbono.
Trois ans plus tard, « Le temps des assassins », pièce créée en 1987, se joue dans un contexte totalement différent (un théâtre en hiver, deux acteurs au lieu de la troupe habituelle de Delbono, composée d’une dizaine de personnes). Je me prépare à voir cette pièce autrement, en dehors d’un festival, plus à distance que d’habitude. Finalement, j’accueille cette oeuvre dans toute sa complexité comme si j’apprivoisais au fil du temps le style artistique de Delbono. Il a de quoi dérouter : est-ce du théâtre ou de la danse – théâtre comme le suggèrent les deux acteurs vers la fin du spectacle ? Comme quoi, dès 1987, Pippo Delbono posait les termes du débat qui ont tant enflammé le festival d’Avignon l’été dernier ! Que nous racontent ces deux acteurs (Pippo Delbono et Pepe Robledo, magnifiques) ? S’en tenir au texte est une gageure (l’accent italien ne permet pas de tout comprendre !) ; s’appuyer sur l’histoire l’est tout autant ! Quand à la chorégraphie, là n’est pas le propos principal ! Alors, qu’écrire, qu’en dire ? Ce sont deux histoires (l’un est italien, l’autre est argentin) qui s’entrechoquent, se lient, se défont…Chaque histoire est illustrée par des danses, des cris, des objets (la petite poupée, Pinocchio,..)… Ces histoires pourraient être les nôtres ; ces deux acteurs nous montrent la difficulté de communiquer quand tout est souffrance, quand on est à la limite de la folie, de l’exclusion. La scène où Pippo Delbono danse, ligoté à sa chaise, nous oblige à affronter la différence. Boulversant.
Le public réagit parfois (faut-il rire ou pas ?)et la tension dans la salle est palpable. Je reste accroché à ces deux histoires et c’est le talent de Delbono de nous relier de la sorte. Il y a une puissance émotionnelle dans « Le temps des assassins » qui en fait une œuvre majeure et intemporelle. Malgré tout, je ressens la difficulté d’écrire, comme si Delbono touche l’intime et m’empêche de me livrer sur ce blog.
Je garde donc précieusement ce lien au fond de moi et je vous invite à vivre cette relation unique avec ce « théâtre à l’estomac » comme le dit si bien Pippo Delbono.
Je vous souhaite une belle année…qu’elle soit liante…
En arrivant au Théâtre du Gymnase, l’ambiance est feutrée pour la dernière création d’Hubert Colas, trilogie composée des courtes pièces de Martin Crimp, « Whole blue sky », « Face au mur » et « Tout va mieux ».Pendant que le public s’installe, un jeune acteur cravaté au regard froid attend sur une scène parsemée de ballons blancs. D’emblée, j’ai l’impression de me retrouver l’été dernier dans l’attente des spectacles de Roméo Castellucci lors du Festival d’Avignon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « Face au mur » est une co-production d’Avignon 2005. Le décor minimaliste d’Hubert Colas semble signifier une rupture, à l’image de certaines oeuvres de l’été dernier. Je m’attends donc à passer un moment…tragique!
Dès « Whole blue sky », je suis happé par le texte de Crimp et le jeu des comédiens. Le texte percute car il parle tout à la fois de notre intimité (l’amour, la famille,…) et de notre société. Le style de Crimp par ce jeu rationaliste et froid de questions – réponses entre les acteurs, m’évoque le modèle libéral de l’Angleterre de Tony Blair. La violence décrite par Crimp est souterraine, imperceptible à l’œil nu, peu médiatisée mais elle ronge notre société à l’image du corps des acteurs bien qu’immobiles, semblent gagnés par la rage. Je ressens viscéralement le texte de Crimp car, loin du bruit médiatique, il parle de cette société qui, pas à pas, se dirige vers la violence la plus ordinaire, vers le fascisme le plus édulcoré, à l’image de ce militaire, mirage de cet océan de ballon blancs qui clôt la pièce. Le décor minimaliste est un leurre comme ce que nous donnent à voir les médias et les politiques. Loin de nous aider à lire ce monde chaotique, ils alimentent cette violence pour mieux nous délivrer les remèdes les plus simplistes. Pour accentuer ce trait, la mise en scène d’Hubert Colas comportementalise le jeu des acteurs. Elle est à l’image d’une société qui, pour soigner la violence, codifie les comportements pour mieux les contrôler. La force de la mise en scène de Colas est de positionner la trilogie de Crimp dans cette sorte d’immobilité apparente alors que ce trame des processus d’une violence inouïe.. Il arrive que le public rit par facilité mais la tension est palpable dans la salle. Le final avec la sublime musique d’Arcade Fire renforce l’aspect dramatique de la pièce et positionne pour longtemps « Face au mur » dans la modernité.
C’est une pièce politique. Aussi précieuse qu’un édito de Philippe Val dans Charlie Hebdo. Et ce n’est pas une caricature.
Au Festival de Marseille, « L’homme de février » dépasse la dose prescrite.
Nous arrivons au Théâtre de la Criée de Marseille et les comédiens (habillés en tenue de plongée) nous accueillent dans une petite salle. Une centaine de personnes prend place à partir d’un dispositif bifrontal. Cette proximité avec les acteurs et le public n’est pas anodine ; elle nous plonge au cœur de la folie, de la déconstruction. Pour entrer dans « l’homme de février » autant oublier nos schémas rationalistes (des acteurs, un texte, un début, une fin) ; seule un telle disposition de la salle peut aider le public à se laisser aller à sa créativité.
Décidément, après « Psychiatrie / Déconniatrie » de Serge Valletti, « VSPRS » d’Alain Platel, « sx.rx.Rx » de Patricia Allio, « Lugares Communes » de Benoît Lachambre, je suis en quelques mois projeté dans l’univers de la déconstruction. Coïncidence ? Mouvement artistique de fond ? Toujours est-il que depuis la crise de l’intermittence en 2003, les frontières entre les disciplines me paraissent bien poreuses. Théâtre, danse, arts plastiques, musique, tout semble s’enchevêtrer pour mieux déconstruire nos schémas linéaires. Dans ce monde complexe, ouvert, le rationalisme scientifique rend fou, le politique prend le contrôle des comportements pour mieux s’immiscer dans la psyché (l’UMP légifère sur la psychanalyse, Sarkozy veut détecter les actes déviants dès le plus jeune âge). Les artistes alertent et nous positionnent au cœur de cette prise de conscience : les théories comportementalistes nous amènent tout droit vers le fascisme. Vouloir contrôler la psyché pour faire face à la complexité est une pure folie. Gildas Milin le sent et compte bien nous le faire sentir. Mais je suis fatigué ce soir : j’ai travaillé avec une équipe de la petite enfance toute la journée pour les accompagner à se décloisonner, à tendre vers la vision globale, la créativité…
Cristal arrive sur scène (magnifique Julie Pilod) ; elle ne cesse de répéter « je ne suis pas sûre ». Elle court, se jette à terre, se relève. Les mots sont mécaniques, comme un robot. Elle est entourée de huit plongeurs qui, comme dans une salle des machines, donnent des consignes. Cristal, chanteuse de rock de son état, est donc sous contrôle et l’espace scénique semble sous l’œil d’une vidéosurveillance. Cristal est désespérément seule et la prise de médicaments est son alternative pour survivre dans ce monde si complexe. Elle se promène avec sa mallette remplie de potions (des bêta – bloquants) qui vont diffuser dans son corps des milliers de molécules aux missions très précises (être rationnel, avoir des émotions contenues,…). Christelle, son amie, veut l’aider pour sortir de cette souffrance. Elle invente un clone, « l’homme de février », dont le pouvoir est de la rendre heureuse. Ce clone la suit du regard; il s’installe dans le public (comme un simple spectateur) ; se lève parfois pour être à côté d’elle puis reprend sa place parmi nous. S’enchaîne alors différentes scènes où alterne transe, conscience, et inconscience. Nous voyageons dans la psyché de Cristal. Comme des voyeurs, nous rions, observons les moindres faits et gestes. Certains spectateurs n’hésitent pas à se déplacer pour changer d’angle de vue notamment lors du concert où Cristal semble se jeter à corps perdu dans le rock (magnifiques comédiens – rockeurs – musiciens !). Je bouge peu comme intrigué par ce que je vois et entends. Et pourtant, je ne cesse de bouger dans ma tête : est-ce du théâtre ? de la danse ? un concert Rock ? En fait, l’histoire de Cristal prend sens à partir du regard que je porte sur elle. Je peux y voir ce que je veux. Par cette prouesse artistique où nous passons du réel à l’imaginaire, Gildas Milin m’envoie de beaux anti – bêta – bloquants qui donne à l’ensemble un aspect euphorisant, ouvert et me positionne comme spectateur actif. Au bout de deux heures trente d’un spectacle mené tambour battant, je sors quelque peu sonné, mais heureux d’avoir assisté à une œuvre « politique » en ces temps de perte de créativité dans les milieux médiatico – politique.
Arrivé au parking, cinq membres d’une équipe petite enfance que j’accompagne comme consultant dans une collectivité m’interpellent. Elles sortent d’un repas où elles ont travaillé leur réseau. Je n’en reviens pas de cette coïncidence. Face à l’incertitude, au complexe, elles répondent par le collectif, le transversal et le projet. J’ai rencontré les « femmes de juin »…
Le Festival de Marseille fait tomber les murs de La Criée avec « Eraritjaritjaka – Musée des Phares »
Une maison en miniature arrive sur scène ; comme suite à un numéro de magie, elle se met à fumer et s’éclaire pour finalement finir en fond d’écran où va se projeter l’impensable ! L’homme quitte la scène, accompagné d’un caméraman. Nous suivons son périple sur la « maison- écran ». Une voiture l’attend devant le Théâtre de la Criée. Installé à l’arrière, il nous parle avec les mots de Canetti. Rêve ? Réalité ? Je ne sais plus où je suis: comment Goebbels peut-il oser cela, nous laisser converser avec ce quatuor dedans alors que le comédien est dehors. Arrivé de l’autre côté du port, il sort de sa voiture et entre chez lui. Le journal « La Provence » daté d’aujourd’hui est à terre. Nous rions. Il est donc bien dehors. Le cameraman accompagne les mots avec brio. Pour la première fois de ma vie de spectateur, la vidéo est une oeuvre d’art à part entière tant les mouvements de la caméra sont poétiques (moment de pure beauté lorsque le vieil écrivain est filmé à travers les grilles de la planche à repasser !). Nous partageons son intimité alors qu’il se prépare une omelette (on sentirait presque l’odeur dans la salle). C’est bon, je suis avec lui. Comme devant un tour de magie, je suis émerveillé de la prouesse technique et artistique. Et puis, tout se brouille à nouveau comme un poème dont le livre se transformerait au fur et à mesure que vous le lisez : de papier, il devient écran puis partition de musique. Par quel miracle, retrouvons-nous le sur scène avec le quatuor ? Comment peut-il être ici et là ? Le lien avec ce vieil homme attaché à son écriture pour vivre, m’envahit. Je me sens dedans sa maison et dehors pour l’observer. Le metteur en scène Heiner Goebbels signe une pièce majestueuse, car il brouille nos repères et nous positionne comme acteur de ce que nous voyons. Cette posture du dedans – dehors est une réponse au texte pessimiste de Canetti pour qui la société perd le sens. Le fait même que je quitte ce spectacle heureux, curieux, ouvert prouve à quel point la mise en scène de Goebbels donne cet espoir dont nous avons besoin : un monde ouvert où la pluridisciplinarité, en abattant les cloisons de nos maisons, ouvre le plus beau des chantiers : reconstruire ce que l’on n’avait pas prévu.
Le Festival de Marseille dépoussière avec "A-Ronne II"
Or, à mesure qu’ "A-Ronne II" se déroule, je ressens une fatigue à maintenir une telle attention : la performance des acteurs est aussi celle du spectateur. On ne s’étonnera pas que la durée de l’œuvre (50 minutes) soit celle d’un spectacle de danse comme si Ingrid von Wantoch Rekowski avait chorégraphié une comédie humaine où nous serions pris au piège à force de la regarder. Décoiffant.
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